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par Jean-Pierre Tertrais • le 14 octobre 2018
L’écologie : cause des riches ou des pauvres ?
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article extrait du Monde libertaire n° 1798 de septembre 2018
Pendant trop longtemps les luttes écologistes n’ont engendré que la stérilité : inculture politique, répugnance à nommer le « système capitaliste », refus de l’affrontement avec le pouvoir, optimisme et naïveté chevillés au corps, évacuation de la dimension politique par la valorisation de la seule technique (géo-ingénierie climatique, clonage de espèces menacées, énergies « vertes », déplacements doux…), culte du « bon exemple » par les gestes écocitoyens, actions fragmentées… Même si de telles perceptions, de telles approches demeurent encore aujourd’hui trop nombreuses, justifiant partiellement l’expression « écologie de luxe », la situation évolue, et surtout peut-être dans les pays pauvres, voire émergents.
Le « paradoxe » de la puissance chinoise
Caricature en accéléré du développement des anciennes nations industrialisées, la montée en puissance de l’économie chinoise s’est réalisée depuis une trentaine d’années avec des conséquences dramatiques sur le plan social et environnemental. Au point que, comme l’écrit Marie-Claire Bergère, historienne et sinologue : « la destruction de l’environnement et l’aggravation des inégalités sociales engendrées par le rythme accéléré de la croissance chinoise risquent, à moyen terme ou même à court terme, de bloquer cette croissance tant par l’épuisement des ressources naturelles que par l’intensification des souffrances sociales ». Les tristement célèbres « villages du cancer » (bourgs et villes proches des sites industriels où sont observés des taux de cancer anormalement élevés) se sont multipliés. Et sur les 36 villes les plus polluées du monde par les particules de moins de dix microns de diamètre, 19 se trouvent en Chine. 750 000 morts prématurées par an seraient dues à la pollution.
Parallèlement, les « émeutes vertes » sont de plus en plus fréquentes. Excédées par les ravages de la pollution industrielle, les victimes descendent dans la rue (manifestations pacifiques, mais aussi blocages de voies de communication, séquestrations de dirigeants, confrontations avec la police - le nombre d’émeutes se situerait chaque année entre 20 000 et 30 000). Si bien que la pollution est devenue une des premières causes de conflits sociaux avec la corruption et les abus de justice.
Sous la pression de la « société civile », l’État réagit (amendes sur les émissions polluantes, fermeture des mines les plus polluantes), mais la nécessité de maintenir une croissance économique significative et la fameuse « transition écologique » fondée sur le recours aux métaux rares, eux-mêmes à l’origine d’importantes pollutions, maintiennent ce cercle vicieux et anéantissent les efforts consentis.
Une écologie des pays pauvres
Dans L’écologie vue du Sud (Sang de la Terre), Mohammed Taleb, historien des idées et philosophe, souligne que la protestation des peuples du monde contre les atteintes à l’environnement ne se réduit pas à de simples actions d’opposition, mais est aussi génératrice de sens, productrice d’un savoir, d’une pensée, créatrice de solutions alternatives. Le deuxième congrès du MST (Mouvement des sans terre), en 1990, proclamait : « Occuper, résister, produire ». Cette « écologie du Sud » ne se confond pas avec celle des pays industrialisés parce qu’elle perçoit les rapports Nord-Sud fondés sur l’échange inégal, sur une rupture par le capitalisme des équilibres anciens entre démographie, économie et écologie, sur une approche clairement technocratique et économiciste ayant déterminé un hyper développement au Nord et un maldéveloppement au Sud, c’est-à-dire la dépendance structurelle du Sud avec les centres économiques et techniques occidentaux. On peut notamment affirmer, comme le fait M. Taleb, qu’une grande partie des problèmes socio-écologiques de l’Afrique en particulier est tributaire de la logique prédatrice des firmes transnationales.
Qu’il s’agisse d’entourer des arbres afin d’empêcher qu’ils ne soient abattus par des machines, de s’opposer à l’implantation d’une usine Coca-Cola ou à la construction d’un grand barrage, de résister à l’extension des semences génétiquement modifiées ou de la monoculture des agrocarburants, que la lutte se déroule en Inde, en Afrique ou en Amérique latine, on retrouve la persistance d’une relation saine entre des populations et leur environnement, le contact intime et constant de la nature, la conscience que la terre est la source même des moyens de subsistance, et même une « éducation à l’environnement » par le biais d’activités traditionnelles comme la chasse, la pêche, la cueillette ou l’agriculture, contrairement aux pays « civilisés » où la mécanisation du monde, l’artificialisation des lieux et des modes de vie, ainsi que la marchandisation du vivant, ont entériné la coupure entre l’homme et la nature.
Dans la même perspective, Joan Martinez Alier, dans L’écologisme des pauvres (Éditions Les Petits matins), rejette l’idée perfidement répandue que les pauvres sont plus concernés par la défense de leur pouvoir d’achat que par celle de l’écologie. En décrivant les nombreux conflits autour des mangroves, de l’extractivisme, des mines, des forages, de l’exploitation des forêts, de la bio-piraterie… l’auteur nous rappelle que c’est notre mode de vie (pas seulement les stratégies prédatrices des « salauds de capitalistes », mais aussi la « désinvolture consumériste » des classes moyennes des pays industrialisés) qui détruit leur milieu de vie, leur substrat local.
Quelle « écologie radicale » ?
Une analyse « radicale » est étymologiquement celle qui prétend résoudre le problème à sa racine. Dans L’écologie radicale (Illico), Frédéric Dufoing, philosophe et politologue, dresse un bilan – nécessairement discutable tant la situation est complexe – des forces en présence : écologie profonde et bio-régionalisme, anarcho-primitivisme de John Zerzan, écologie sociale de Murray Bookchin, décroissantisme, écologisme agrarien. Par ailleurs, un ouvrage en deux volumes Écologie en résistance (Éditions Libre) porte sur le changement de stratégie et de tactiques qui doit se produire si nous voulons construire une résistance efficace : « interposer nos corps et nos existences entre le système industriel et toute vie sur la planète ». Comme le fait remarquer dans cet ouvrage Lierre Keith, écrivaine, féministe radicale, environnementaliste et militante pour la sécurité alimentaire : « Quelques centaines de gens, bien entraînés et organisés, ont réduit les exportations de pétrole du Nigeria d’un tiers ». De son côté, dans Zones à défendre (L’aube), Philippe Subra, spécialiste de géopolitique, explique comment, de plus en plus fréquemment, la multiplication des « grands projets inutiles et imposés », caricature d’un aménagement capitaliste du territoire, peut conduire à des mobilisations spectaculaires sur lesquelles peut se greffer une nouvelle forme de contestation, les ZAD – ou « Zones A Défendre ». C’est pourquoi il faut se préparer à multiplier ces lieux de résistance et d’alternatives que constituent les ZAD (ou formes équivalentes), ces « kystes » à extraire, selon l’expression d’un ex-ministre de l’Intérieur. Rétablir les liens entre les êtres et les lieux habités. Dans Les paysans sont de retour, Sylvia Perez-Vitoria écrit : « Peut-être ne redeviendrons-nous pas tous paysans, mais il est peu probable que nos sociétés aient un avenir sans une paysannerie nombreuse et forte ».
On peut penser ce qu’on veut de toutes ces luttes, et même instrumentaliser leurs carences ou leurs excès pour ne rien faire. Il reste certaines évidences, et notamment le fait que le monde de demain ressemblera plus à celui d’hier (19e siècle) qu’à celui d’aujourd’hui (20e et 21e siècles), avec les nombreuses désillusions collatérales.
Pour espérer gagner un combat, il importe d’abord d’identifier clairement l’ennemi. Or aujourd’hui l’adversaire, c’est le capitalisme qui domine et détruit la planète – système fort de notre faiblesse, il faut le rappeler. Ensuite comprendre son fonctionnement, en l’occurrence saisir pourquoi il est structurellement impossible de le réformer : le capitalisme a besoin de croissance pour seulement se perpétuer, or une croissance économique illimitée est, pour des raisons biophysiques, rigoureusement incompatible avec les limites physiques de la planète. Ce système est donc incapable d’assurer la continuité de la vie sur Terre. Aucune culture qui détruit les bases de la vie – le sol - ne peut s’inscrire dans la durée. Parce que la conversion de la nature en marchandises est inextricablement liée à l’exploitation du travail humain, les luttes écologiques et sociales doivent converger.
Le défi est donc double : démanteler le capitalisme tout en reconstruisant des communautés humaines fondées sur la justice sociale, l’égalité économique, le respect des « équilibres » écologiques. Des structures nécessairement de petite taille, à la fois pour limiter l’impact écologique et favoriser l’autogestion, le sens de la mesure, la perception de la finalité du travail. Des structures qui assurent dans les limites des « ressources disponibles » la satisfaction des besoins sociaux, et qui permettent une organisation collective garante des libertés : « L’ordre dans la société doit être la résultante du plus grand développement possible de toutes les libertés locales, collectives et individuelles » (M. Bakounine). La réussite d’une telle entreprise est conditionnée par le potentiel d’engagement, de courage, de créativité, d’expérimentation dont feront preuve les « peuples ». Dans une « résistance politique organisée », à chacun selon ses capacités. La planète ne compte pas que des héros, mais l’une des stratégies les plus efficaces consisterait à accélérer l’effondrement déjà en cours, sans perdre de vue que plus le système se sentira menacé, plus il deviendra répressif, implacable. Les points faibles du système résident dans la concentration, le gigantisme des infrastructures (production, transport, communication). L’objectif consiste donc à « démonter le système » en provoquant des ruptures, à enrayer l’économie en la privant du carburant dont elle s’est rendue dépendante. Dans différentes régions de la planète, des femmes, des hommes s’y emploient, souvent au péril de leur vie ; il serait salutaire, au moins, de ne pas les dénigrer. Au-delà de la marginalisation des lanceurs d’alerte et de la répression des militants, l’association Global Witness dénombre – principalement au Brésil, aux Philippines, au Honduras ou au Congo – 117 activistes écologistes tués en 2014, 185 en 2015, 207 en 2016, 197 en 2017. Combien de milliers de morts faudra-t-il pour sortir les masses de leur torpeur ?
Jean-Pierre TERTRAIS juin 2018
PAR : Jean-Pierre Tertrais
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