Littérature > Le rat noir ne manquera pas à l’appel de juin
Littérature
par Patrick Schindler le 30 mai 2022

Le rat noir ne manquera pas à l’appel de juin

Lien permanent : https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=6528





Note de la rédaction : Un remerciement fraternel à Patrick pour cette chronique passionnante. L’équipe du comité de rédaction va céder sa place à une nouvelle. Alors prenons le temps de partager un café en souhaitant bon vent au rat noir.




un clin d’oeil de la cousine...

En ce mois de juin, le Rat noir vous propose de revisiter les « pensées cyniques de Diogène ». Découvrir L’aveugle et sa chandelle de Tassos Livaditis et fouiller dans Le fond de la poche droite de Yannis Maridakis. Puis, l’Italie avec trois romans d’Erri de Luca. Petit arrêt dans la France des collabos avec L’inspecteur Sadorski libère Paris de Romain Slocombe. Nous suivrons ensuite James Baldwin dans La chambre de Giovanni. Viendront Les Catastrophes de Patricia Highsmith avant d’achever ce voyage dans l’Angleterre-Caraïbe avec Fille, femme et autre de Bernardine Evaristo.

« Semblable à un champ de la Grèce qui n’offre plus que des ruines et des noms touchants »
Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie


Diogène le Cynique : pensées et anecdotes




Selon certaines sources, l’énigmatique Diogène le Cynique serait né au milieu des années 300 avant notre ère. Il serait le fils d’un banquier de Sinope chargé de superviser le change entre monnaies locales et étrangères. De sa mère, on ne sait rien. Il semble avoir reçu une éducation soignée, incluant disciplines athlétiques et littéraires. Selon Dioclès de Magnésie, Diogène aurait été contraint de s’exiler et se réfugier à Athènes après l’accusation faite à son père de fabriquer de la fausse monnaie. Selon Dion de Pruse, il se serait attaché à Antisthène, le fondateur de l’école cynique. Diogène a d’abord vécu en homme libre, avant d’être fait esclave par des pirates et avoir été acheté par un riche marchand. Séduit par son érudition, il lui aurait confié l’éducation de ses enfants que Diogène aurait soumis aux principes d’éducation spartiate. Rendu à la liberté, il aurait partagé sa vie entre Corinthe et Athènes dans le plus grand dénuement matériel, au rythme du temps et des saisons, attaquant dans ses discours, les principales valeurs du monde grec. Après avoir mené une vie subversive, il serait mort à Corinthe à l’âge de 86 ans, dans des conditions toujours sujettes à polémiques.



Diogène le Cynique, Pensées et anecdotes (préface de Nicolas Waquet, éd. Rivages Poche) est une nouvelle édition qui rassemble un choix de ses textes retraduits.
La première propose une biographie de Diogène établie selon plusieurs sources « Cet homme sans cité, sans foyer, privé de sa patrie, mendiant vivant au jour le jour, l’exemple parfait du sage » qui, selon Diogène de Laërce « commença par appliquer ses leçons de l’ascèse sur lui-même ». Diogène pour lequel « L’école d’Euclide respirait la bile, les cours de Platon étaient une perte de temps, les concours des Dionysies de vastes attrape-nigauds et les démagogues, des valets du vulgaire ». Rien de moins.
Mais, combien savoureuses sont les anecdotes rapportées par Diogène de Laërce au sujet de Diogène le Cynique. Certaines furent cependant parfois attribuées à d’autres philosophes de ses contemporains, comme Théodore l’Athée, etc. Comment ne pas en citer quelques-unes pour la bonne bouche ? Lorsqu’un jour, un homme lui lance : « Les habitants de Sinope t’ont condamné à l’exil. », Diogène répond : « Eh bien moi, je les ai assignés à résidence !» !Quand on lui demande quelles sont ses origines, celui-ci répondait « Je suis citoyen du monde ». Pourquoi il faisait l’aumône aux mendiants et pas aux philosophes, il répliquait : « Parce que les gens s’attendent à devenir aveugles ou boiteux, mais jamais philosophes ». Un jour qu’il se masturbait sur l’agora, il lança « Ah ! si seulement on pouvait aussi calmer la faim en se frottant le ventre » …
Dans une autre partie du livre, Sur la vertu, Sur la tyrannie et Le discours isthmique, Dion Chrysostome, développe longuement ce en quoi consistait la vertu pour Diogène. Entre autres : « Le rejet de tous les biens de valeur et tous ceux que l’on gagne au prix d’un harassant labeur ». A l’exemple des oiseaux migrateurs, Diogène prônait de « changer de région au gré des saisons, de respecter son corps et la nature en observant un régime strict et réduit au minimum vital » et surtout, « d’attendre d’avoir faim et soif pour se nourrir ». Aux Jeux isthmiques, Diogène approchant un Athlète qui se vantait d’avoir remporté le prix du stade, il l’apostropha : « Et alors ? Ce n’est pas parce que tu as devancé tes concurrents que tu es plus intelligent pour ça. N’as-tu pas honte de te vanter d’une chose que les bêtes les plus viles font mieux que toi, une chose qui est dans leur nature. Chez les fourmis aussi, les unes sont plus promptes que les autres, les admire-t-on pour cela ? »
Dans sa conception de la vertu, Diogène met surtout l’homme en garde contre son pire ennemi : le plaisir, qui « après avoir dominé et possédé ses victimes, les livre aux peines les plus odieuses, les plus insupportables ». Il critique les éphèbes indolents.
Pour conclure le chapitre, Dion Chrysostome cite encore quelques perles attribuées au philosophe et entachées de son franc-parler légendaire. Pour n’en citer qu’une, Diogène déclarait que « les poissons se montrent presque plus sages que les hommes lorsqu’ils ont besoin d’éjaculer : ils sortent simplement de leur retraite pour se frotter contre quelque chose de rugueux » !
Un petit volume à déguster avant votre prochain départ en Grèce !


Tassos Livaditis, L’Aveugle et sa chandelle




Tassos Livaditis est né en 1922 à Athènes dans une famille nombreuse, originaire du Péloponnèse. Il grandit dans le quartier de Metaxourgeio dans lequel il vit une enfance heureuse. Il s’inscrit à la faculté de droit d’Athènes en 1940, mais abandonne ses études au début de l’occupation allemande pour entrer dans la Résistance. Après la Libération, il continue son engagement politique qui le conduit tout droit en prison. Libéré en 1945, il se marie et publie son premier poème. Il est de nouveau arrêté en 1948, refuse de renoncer à ses convictions et est exilé dans l’île de Makronisos. Il y rencontre Mikis Theodorakis qui mettra plus tard beaucoup de ses poèmes en musique. Il est enfin libéré en 1951, travaille comme critique littéraire dans un journal de gauche et continue à être persécuté par les autorités. Après le coup d’État militaire de 1967, il est licencié à cause de ses positions idéologiques. Il commence à écrire en 1969, sous divers pseudonymes pour des magazines populaires malgré les risques encourus par ses employeurs. Il décède en 1988, des suites de complications survenues après deux interventions chirurgicales.



Si les premiers poèmes du recueil L’aveugle et sa chandelle de Tassos Livaditis parus en 1950 [note] (et traduits par Patricia Lenoir, éd. Monemvassia) reflètent la détresse de ses années de détention, ils ne restituent pas pour autant l’exact échos de l’ensemble de son œuvre poétique.
Comme nous l’explique Patricia Lenoir, arrivé à l’âge de cinquante ans, après toutes ses années de militance et de prison, « orphelin du rêve révolutionnaire sans pour autant renier ses idéaux », Livaditis continue à publier des textes dans les années 70/80 [note]. Ces derniers reflètent les désillusions de toute une vie, mais n’en laissent pas moins deviner une vision élargie par l’expérience.
Son recours pour sécher les plaies, autre que l’apitoiement ? « Changer le réel, l’enluminer, quand bien même celui-ci n’est pas toujours rose ».
De fait, ses poèmes ou proses sont-ils vraiment des poèmes ? On est en droit de se poser la question. On peut les considérer comme des « scénettes », autant de bribes de romans qui au premier regard pourraient paraître « sans queue ni tête » [note] mais à y mieux regarder, il s’en dégage une indéniable cohérence empreinte d’une grande lucidité. Ainsi de la poésie « Telle une grande vérité que l’on découvre des années plus tard quand elle ne peut plus servir à rien » ! La plupart de ses poèmes se déroulent en automne ou en hiver. Aux heures « entre chien et loup ». « Le soir tombait et je restais là, fasciné, devant tant de justice cachée ». Ils mettent en scène des pauvres des clochards et des ivrognes, aux heures où : « Les âmes des ivrognes tournent comme des mouches dans les verres vides.» Ils évoquent également ces fous « qui distraient les enfants qui ne veulent pas grandir ». Les amours louches « Dans la rue des hôtels borgnes, où les femmes de chambre entendent tant de soupirs d’amour qu’elles oublient de vieillir ». Des morts qui « se rassemblent le soir derrière les miroirs […], s’installent et veillent dans notre sommeil tandis qu’il nous faut dormir pour eux ». De son père qui lui disait « Souviens-toi de moi, sinon je serai mort deux fois. » …
Le chant de Tassos Livaditis rayonne parmi les êtres décalés, désespérés, relégués « Ceux que l’on fait manger à la cuisine, qui essuient soigneusement leur assiette comme s’ils effaçaient enfin leurs dernières traces ».
Le regard qu’il pose sur la religion est très personnel, ainsi nous raconte-t-il qu’une vieille lui expliqua un jour pourquoi le christ était ressuscité « Parce qu’il avait peur qu’autrement on l’oublie » !
L’atmosphère de son œuvre peut parfois sembler pesante mais jamais accabler. Quelques petites phrases, pêchées ci et là : « Je n’avais d’autre issue que le tapis, que je pliais peu à peu de telle sorte que le pire ne se voit pas » / « Les oiseaux voyagent au printemps, les arbres sont leurs bagages » / « Je me suis assis au bout de la route, si triste que les aveugles me voyaient ».
Parmi les poèmes qu’il dédie à ses amis, celui dédié à Constantin Cavafis : « Nuits dissolues, alcool, étreintes effrénées, plaisirs géants comme les coupoles d’un temple. […]. Puis au matin, il rentrait seul, épuisé, plus mûr et rapportant, nouvelle innocence, l’impur nouveau poème ».
Tassos Livaditis pour lequel : « Les plus beaux poèmes ne sont jamais écrits » …

Yannis Makridakis Au fond de la poche droite




Après des études de mathématiques et des années de vie citadine, Yannis Makridakis décide de retourner sur son île natale pour vivre en autarcie dans son village de Volissos. S’il a déjà publié trois romans, plusieurs nouvelles et deux ouvrages historiques avec un succès toujours croissant auprès du public et de la critique hellènes, il déclare volontiers à ses visiteurs : «Je ne suis pas écrivain, je suis agriculteur ». En 1997, il fonde le Centre d’études à Chios, ayant pour objectif, la recherche, l’archivage, l’étude et la diffusion des documents concernant son île. Altermondialiste fervent, il est très actif sur la scène politique par son combat incessant contre la dictature des marchés et dénonce la situation désastreuse de la Grèce.



Chios, une ile grecque de la mer Egée qui fait face à la Turquie. Désolée et battue par les vents d’hiver. Le héros d’Au fond de la poche droite (éd. Cambourakis, traduction Monique Lyrhaus) de Yannis Makridakis, est le vicaire Vikentios. La quarantaine, il est le seul survivant d’un monastère qui abritait une huitaine de moines qu’il a soignés et enterrés les uns après les autres. Il y vit seul et isolé avec pour unique compagnie un chat, des poules et sa petite chienne, Sissi. Durant l’été, celle-ci s’est fait engrosser et s’apprête à mettre bas. Ce matin-là, fidèle aux habitudes, Vikentios allume le poste radio et apprend la mort de l’Archevêque dont dépend le monastère. Mais son attention se focalise sur sa chienne qui vient de mettre au monde trois petits chiots. Consternation, au troisième, celle-ci meure d’épuisement. Que faire alors ? Sinon lui préparer des funérailles dignes de son amour pour elle et de prendre soin de ses chiots « comme une mère » ? Et se remémorer sa jeunesse sacrifiée dès lors qu’il a intégré le monastère à l’âge de dix ans, relégué aux plus basses tâches. Son lot de solitude renforcé après la mort du dernier moine. Un jour pourtant, deux jeunes curieux montent au monastère.
Ultime occasion pour Vikentios de pouvoir enfin « vider son sac » ?
Ce livre raconte l’histoire simple d’un homme vivant au rythme de la nature. Se contentant du stricte minimum. Yannis Makridakis nous introduit au cœur de la morne vie de moines isolés dans leurs bunkers. Dont la seule mission est de souffrir !
Et c’est réussi ! Un livre qui montre combien nombre de Grecs, encore aujourd’hui restent accrochés à des coutumes ancestrales, pouvant paraitre dérisoires aux yeux des athées et qui représentent pour les premiers (avec leur langue), le soi-disant « ciment d’un peuple » ! Simple constat ? Critique subjacente ? A vous de juger !...


Trois romans d’Erri de Luca




Erri de Luca est né à Naples en 1950 dans une famille bourgeoise ruinée par la guerre et installée dans le quartier populaire de Montedidio où ils vivaient isolés. Lui et sa sœur n’ont pas une adolescence heureuse. La seule façon de s’en échapper fut notamment pour Erri, la littérature. A seize ans, une fois ses études secondaires achevées, écœuré par la mainmise américaine sur la ville de Naples et la guerre du Vietnam, il s’engage dans l’action politique révolutionnaire. Après avoir fréquenté les communistes, il opte pour l’anarchisme. Mais au lieu de choisir la lutté armée, il rentre à l’usine et participe à toutes les luttes ouvrières. Puis il devient itinérant, se passionne pour l’étude de l’hébreu et de l’alpinisme, une passion héritée de son père. Durant la guerre en Bosnie, il s’engage dans les convois humanitaires. Accusé d’incitation de sabotage contre la construction de la ligne TGV entre Lyon et Turin, il est finalement relaxé. Ses nombreux romans ont tous un fond autobiographique [note], accompagné de la nostalgie du passé, de la ville de Naples et abordant parfois ses années de militantisme. Le tout dans un style limpide et poétique.

Le tort du soldat



Le narrateur du Tort du soldat (éd. Poche, trad. Danièle Valin) reçoit une lettre d’une maison d’édition. Celle-ci veut lui confier la traduction en yiddish du livre d’un écrivain dont l’œuvre va tomber dans le domaine public [note] .
Passionné par cette langue, il accepte et part dans la région montagneuse des Dolomites (pré-alpes italiennes) pour y écrire dans le calme. Installé dans une auberge fréquentée par des touristes autrichiens et allemands, tandis qu’il a étalé devant lui des feuilles écrites en yiddish, un père accompagné de sa fille germanophones, s’assied à la table voisine. Tandis que celui-ci aperçoit les papiers du narrateur, il se lève brutalement et quitte précipitamment le café, suivi par sa fille rétive.
C’est cette jeune fille qui, dans la seconde partie du roman, prend la plume pour nous raconter l’histoire de son père, ancien soldat de la Wehrmacht ayant échappé aux procès, que tout oppose à elle. Elle évoque alors son enfance passée en Autriche dans la clandestinité et l’ennui. Ayant à subir un père paranoïaque qui après avoir été quitté par sa dernière femme, se renferme dans son passé, restant fidèle aux préceptes nazis. Jusqu’à l’obsession.
De digressions en digressions, (art particulier dans lequel Erri de Luca excelle), nous comprenons vers où le narrateur veut nous mener en nous faisant remonter le temps jusqu’à la fameuse scène du début du roman.
De la grande littérature qui indique aux jeunes générations qu’elles auraient tort de refouler une période de l’histoire qu’elles devraient plutôt chercher à approfondir.

Le tour de l’oie



Dans Le tour de l’oie (traduction Danièle Valin), Erri de Luca s’imagine un fils. Il l’invite un soir dans sa maison isolée dans la campagne et commence à lui raconter son enfance napolitaine. L’amour qu’il vouait à sa mère. Puis, son apprentissage de la liberté en ces matinées qu’il passait, séchant l’école, en compagnie des animaux captifs du zoo de Naples.
Une fois encore, Erri de Luca va de digressions en digressions, nous parler de la Naples durant la seconde guerre mondiale, de son passé de militant dans l’Italie des années 70, et de son expérience durant la guerre de Bosnie, tandis qu’il s’était engagé dans une association humanitaire.
Il va encore raconter à ce fils fictif, ses premières amours. Puis avant de disparaitre, c’est le fils qui prend la parole et mène le jeu.
Discussion à bâtons rompus, au hasard de dés jetés, comme dans un Jeu de l’oie, soumis aux désidératas aux aléas. Au sujet de tout et de rien : peinture, littérature, Jacques Brel, dialecte napolitain et bien sûr, les grandes passions de de Luca : étoiles et escalade en montagne. Et d’un passé « en forme de Ciambella [note] ». Véritable régal des sens. Petites phrases que l’auteur nous tend, « scintillantes comme certaines étoiles, tandis que d’autres s’éteignent, tout comme la vingtaine de langues qui meurent chaque année dans le monde ».

Impossible



Impossible (éd. Gallimard, traduction Danièle Valin), démarre fort. Par l’interrogatoire subit par un homme qui ayant fait l’ascension d’une montagne au même moment où l’homme qui le précédait est tombé dans le vide ! L’accusé parce que suspect numéro un avait pourtant appelé les secours, mais trop tard.
Meurtre ? Car il s’avère au cours de l’enquête, que les deux protagonistes n’étaient pas des inconnus, qu’ils avaient été tous les deux militants du même groupe révolutionnaire dans les années 80.
Au cours de l’intrigue, menée d’une main de maître, nous allons en apprendre bien d’autres.
Car, l’art d’Erri de Luca consiste à prendre son lecteur par la main pour lui faire recracher le passé, tout comme le fait le jeune magistrat qui interroge le suspect. Le récit se transforme alors en une espèce de lutte entre chat et souris. Mais qui est le chat et qui la souris ?
De rebondissement en rebondissement, un interrogatoire « magistralement » bien ficelé !

Romain Slocombe : L’inspecteur Sadorski libère Paris




Romain Slocombe, d’ascendance juive par sa grand-mère, est né en 1953 à Paris. Après des études d’art, il participe au lancement du magazine Métal hurlant dans les années 70. Publie ses premiers romans dans les années 2000 et créé quinze ans plus tard, le personnage de l’inspecteur Sadorski, collaborateur et antisémite.



L’inspecteur Sadorski libère Paris (éd. La bête noire, Robert Laffont) est introduit par cet avertissement : « Ni l’auteur, ni l’éditeur ne cautionne les propos ou les agissements du personnage central de ce livre. Mais ils sont le reflet de son époque, comme ils peuvent présager celles qui nous attendent car : Le ventre est encore fécond d’où surgit la bête immonde ». Nous voilà prévenus.
En matière de propos immondes, nous allons être servis !
Suit en effet dans la préface, la reproduction d’un article paru dans le quotidien Le Matin le 25 juin 1944, condamnant l’assassinat de Philippe Henriot, figure majeur de la collaboration avec les nazis, alors que les troupes alliées sont déjà entrées dans la ville de Caen ! C’est dans ces circonstances que nous faisons la connaissance de l’inspecteur Sadorski, personnage rébarbatif s’il en est, « homme d’ordre et policier par vocation », qui cumule racisme, antisémitisme, homophobie et sexisme. Après avoir été accusé par une femme jalouse d’appartenir à la Résistance et après avoir été torturé par la Gestapo, il croupit depuis huit mois dans la sordide prison de la Santé. Jusqu’à ce, convoqué par le directeur de la prison, convaincu de son innocence et de ses « bons services dans la police de Vichy », lui propose la liberté contre sa participation à une mission très particulière. Il s’agit, déguisé en officier nazi de la SD, de servir de « caution morale allemande » dans le transfert d’un haut personnage de l’état, ancien ministre juif. Celui-ci devant être livré sain et sauf aux autorités de Vichy, afin que celles-ci ne décident de son sort. Prêt à tout pour sauver sa peau, Sadorsky accepte le deal.
Nous entrons alors dans le monde très fermé d’un petit groupe de miliciens, formé de petites frappes et de têtes brûlées. L’un d’eux « pète un plomb » et abat froidement l’otage. Consternation dans le convoi : comment vont réagir les nazis et comment réagira le gouvernement de Vichy ? Mais surtout comment Sadorski va-t-il se sortir de cette situation fâcheuse ? Et si réhabilité dans ses fonctions, c’était justement à lui que l’on confiait la tâche délicate de retrouver le milicien coupable de l’assassinat ? Alors, jusqu’où ira l’immonde inspecteur Sadorski pour mener à bien son enquête ?
Voilà pour l’intrigue qui nous fait mettre un pied au plus profond de la France collaboratrice. Police corrompue, bourgeoisie acoquinée avec les occupants, maquereaux et pègre.
Une affaire basée sur un fait réel s’étant déroulé en juin 44, et dont encore aujourd’hui, tous les mobiles n’ont pas été établis. En attestent tout au long de ce récit romancé, les nombreuses références citées et sourcées dans les notes de bas de page.
Le roman évoque ensuite la progression des forces alliées vers Paris, les manifestations organisées par les communistes auxquelles finissent par se ranger quelques policiers municipaux, lorsque le vent commence sérieusement à tourner.
Arrivés dans cette seconde partie du livre nous allons assister aux nombreux retournements de vestes. L’inspecteur Sadorski, ancien policier de la brigade « antijuive » en sera. Comment dans ce nouveau contexte se refera-t-il une virginité ? Réussira-t-il à faire le grand écart ?
Pages troublantes qui retracent ces années consternantes restituées par Romain Slocombe dans toute leur cruauté, leur grossièreté et leur ignominie.
Sommes-nous seulement sûrs qu’aujourd’hui le ventre de la bête immonde a cessé d’être fécond ? …

James Baldwin : La chambre de Giovanni




James Arthur Baldwin est né en 1924, dans une famille pauvre du quartier de Harlem à New-York. Avant sa naissance, sa mère quitte son père biologique à cause de sa toxicomanie. Adolescent, Baldwin est violé plusieurs fois, notamment par des policiers. Une expérience qui le marquera à vie. C’est au collège qu’il découvre la littérature, a recours un temps à la religion pour essayer d’oublier son douloureux passé, mais en revient vite. Grâce à quelques belles rencontres il prend conscience qu’une personne de couleur peut aussi devenir artiste. Il quitte alors sa famille, s’installe à Greenwich Village où il commence à assumer son homosexualité. Il enchaîne les petits boulots, partage un temps un appartement avec Marlon Brando. Perpétuellement en but au racisme, écœuré par le ségrégationnisme et l’homophobie, il décide de quitter les Etats-Unis et de s’installer dans le Paris de la rive gauche, où il commence à se faire un nom. En 1970, il s’installe dans le sud de la France, ouvre sa maison aux amis et artistes américains de passage. Il se lie entre autres, avec Yves Montant, Marguerite Yourcenar, etc. Atteint d’un cancer à l’estomac, il meurt en 1987 à Saint-Paul de Vence. Baldwin a influencé bien de ses contemporains dont Allan Ginsberg, Jean Genet…



Nous allons entrer dans La chambre de Giovanni (éd. Rivages Poche, traduction Elisabeth Ginsbourg), en l’an 1956. David, un jeune américain passe sa dernière nuit, seul dans une location du sud de la France. En proie au doute, il passe en revue tous les événements qui l’ont amené là. Son enfance à Brooklyn, entre un père et une belle-mère quelque peu spéciaux. Sa jeunesse type de jeune américain hétérosexuel. Avec toutefois, une première expérience sexuelle masculine. Expérience qu’il avait essayé d’effacer de sa mémoire, ressurgit dans toute son acuité ce jour-là. Sa rencontre avec Hella, sa fiancée, à Saint-Germain-des-Prés dans le Paris magique des années 50. Montparnasse et ses filles faciles, les Halles grouillantes de vie et de cafés populaires où « Derrière le comptoir se tenaient ces femmes inimitables et indomptables qui n’existaient qu’à Paris et auraient été aussi choquantes dans toute autre ville, autant qu’une sirène sur le haut d’une montagne. Elles trônaient derrière leur comptoir comme des mères oiseau dans leur nid et couvaient leur tiroir-caisse comme un œuf. Rien de ce qui se passait n’échappait à leur regard » !
Au fil de ses souvenirs, David arrive au jour où Hella a décidé de faire un voyage en Espagne avant de s’engager plus avant dans leur relation. C’est alors qu’il a rencontré Giovanni, serveur de charme italien, « élément très décoratif » d’un bar interlope. Contre toute attente : c’est le coup de foudre. Partagé entre fascination et appréhension, David accepte l’invitation dans sa chambre après une nuit de beuverie. C’est l’escalade. Ou plutôt, la descente dans les « gouffres de la passion ». Ecartelé entre deux flammes, qui choisira David, Hella ou Giovanni ? Dilemme infernal, fatal.
On peut imaginer le choc que provoqua la publication de ce roman dans les années 50, au style unique à l’énergie envoûtante, irrépressible.

Patricia Highsmith : Catastrophes




Mary Patricia Plagman est née en 1921 au Texas. Elevée par sa grand-mère à New-York, dès son adolescence, elle s’intéresse à la littérature. Après des études de latin et de grec ancien, elle exerce plusieurs métiers. Son premier roman L’inconnu du Nord Express connait un immense succès, renforcé son adaptation au cinéma par Alfred Hitchcock. En Europe où elle s’établie, elle est surtout connue par son personnage cruel et mystérieux : Monsieur Ripley. Ecrivaine solitaire, bisexuelle, elle vécue entourée de ses chats, avant de mourir d’un cancer à l’âge de 74 ans.



Catastrophes (éd. Poche) se compose d’une dizaine de nouvelles.
Dans la première, les médecins d’une petite ville d’Autriche expérimentent des injections sur des cadavres de cancéreux à titre d’expérience. Que va-t-il se passer lorsque l’on va découvrir qu’ils produisent des excroissances vivantes ?
La nouvelle suivante nous propose de savoir comment une baleine se transforme au cours de sa folle aventure en « torpille vivante » !
Plus loin, comment des cafards « géants hyper fertiles » envahissent un immeuble de luxe texan de 88 étages, et vont finir classés « catastrophe naturelle » …
Encore : que va devenir le Nabuti, petit pays d’Afrique de l’Ouest, une fois laissé à son indépendance et passé sous le contrôle d’un roi aussi fou que son peuple ?
Ailleurs : que vont devenir ces malades mentaux et prisonniers une fois lâchés dans la nature par une circulaire gouvernementale ayant pour objectif de soulager les dépenses publiques ?
Aussi : dans quelles circonstances un agent chargé de prévenir les négligences dans le traitement des déchets atomiques va se retrouver enfermé dans un centre de stockage ?
Comment une manifestation opposant des mères porteuses opposées et des fondamentalistes anti-insémination et anti-IVG va-t-elle s’achever ?
A quoi peut bien ressembler une femme âgée de cent-quatre-vingt-dix ans maintenue en vie dans une maison de retraite américaine ?
Comment un pape durant son voyage en Amérique du Sud peut être amené contre toute attente, à prononcer un discours de lutte des classes et de libération sexuelle ?
Comment un président des Etats-Unis pourrait-il s’en sortir après que la presse a eu découvert que malgré ses engagements, il a vendu des armes à deux antagonistes du Moyen-Orient ? Surtout si celui-ci est accompagné d’une femme alcoolique et incontrôlable !
Dix thèmes Highsmithien par excellence qui évoquent une panoplie de problèmes sociétaux, traités avec un cynique noir ou irrésistible, selon les cas ...

Bernardine Evaristo : Fille, femme et autre




Bernardine Evaristo est née à Londres en 1959. Fille d’une enseignante anglaise et d’un père ouvrier travailliste d’origine nigériane, émigré en Angleterre une dizaine d’années avant sa naissance. Après ses études dans une école de filles d’Eltham Hill, Bernardine entre au collège. Puis, obtient un doctorat à l’université de Londres, avant de se consacrer à l’écriture. Elle est l’auteur de huit romans qui explorent l’histoire de la diaspora africaine et caraïbe en Angleterre.



Fille, femme et autre (éd. Pocket, traduction Françoise Adelstain) brosse les portraits d’une myriade de femmes. Pas n’importe lesquelles. Elles ont toutes en commun d’être issues de l’immigration africaine ou caraïbe.
Tout d’abord Amma, qui a réussi l’exploit après bien des embuches, de s’imposer en tant que première metteur en scène noire, au prestigieux Théâtre National de Londres. Nous sommes le soir de la Première de son dernier spectacle. Celui-ci évoque une épopée qui se déroule dans le Dahomey au début du 19ème siècle, au temps où des guerrières, « dernières amazones », étaient au service du roi pour combattre ses ennemis et les colons. Comment la critique londonienne va-t-elle recevoir cette pièce au propos provocateur ?
Amma y a invité toutes ses relations, ainsi que Yazz, sa fille. « Fille d’une mère lesbienne polygame et d’un père gay narcissique » qu’elle a eu par insémination artificielle. Yazz qui, une génération plus tard, se définit comme « activiste non binaire ».
Yazz, a elle invité, le groupe de ses amies de sa fac de Lettres « Les imbaisables, en perpétuelle recherche de discours sur les inégalités raciales et sexuelles » !
Amma a également invité le père génétique de Yazz, une caricature du bobo homo londonien.
Sont également présentes, les amies d’Amma originaires comme elle du quartier HLM de Pekham qu’elle a connues durant « les années Thatcher ».
A commencer par Dominique, sa complice de toujours avec laquelle elle a vécu de communauté en communauté, de squat en squat dans les milieux underground londoniens. Dominique qui un jour s’est fait enlever par une afro-américaine « radioactive-séparatiste lesbienne et végan », qui l’a enchaînée dans une communauté de femmes de l’autre côté de l’Atlantique.
Carole. Jeune Nigériane, violée à l’âge de treize ans qui a réussi, quitte à renier sa différence sociale et sa couleur, à s’imposer dans le milieu des « winners » : les banquiers de la City.
Bummi, la mère de Carole. Femme de ménage qui a réussi à monter son entreprise à la force du poignet.
Autre invitée : Mrs King, leur professeur de collège qui les a poussées à croire en elles. Miss King : fille-mère, trois ménages ratés, trois gamins. En suivant son parcours nous allons également faire la connaissance de sa mère, Winsome, conductrice de bus, originaire de la Barbade et arrivée dans le Londres raciste des années 20, qui en a vu de toutes les couleurs !
Latisha, une autre ancienne amie de Carole d’origine caribéenne, parvenue au grade « chef du rayon fruits et légumes dans un supermarché » après bien des péripéties et pas des plus drôles.
Et encore, Pénélope, Morgan, etc.
Nous allons toutes les retrouver réunies dans la dernière, apothéose du livre. Petit monde hétérogène qui, selon les cas vont se tomber dans les bras ou s’esquiver ou carrément disparaitre. Chant polyphonique aux accents de vécu ? Fresque grandiose, en tous cas !

Patrick Schindler
, individuel FA Athènes


PAR : Patrick Schindler
individuel FA Athènes
SES ARTICLES RÉCENTS :
In July with the library’s black rat
Réagir à cet article
Écrire un commentaire ...
Poster le commentaire
Annuler