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Cinéma
par Julien Caldironi • le 4 février 2024
La police a les mains liées…
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— Faut les tuer, faut tous les tuer !
— Tous des fascistes !
— Quels fascistes ? C’est toujours les fascistes ! Pour moi, ce sont les rouges !
— Les bombes sont fascistes, peu importe la couleur.
— C’est un coup des anarchistes ! Ce sont eux qu’il faut buter !
— Quand on sait pas, on accuse toujours les anarchistes ! C’est bien commode !
Dialogue dans le tramway, au début du film, après l’attentat.
Un polar engagé dans une sous-culture de droite
La polizia ha le mani legate, réalisé par Luciano Ercoli et sorti en 1975, appartient au courant du néo-polar italien, ou poliziesco all’italiana. Une deuxième fois n’est pas coutume : après Colère noire, chroniqué également sur le Monde libertaire, La police a les mains liées est à nouveau un polar à l’italienne qui fait mentir les clichés associés au genre : films de réacs, avec leurs flics borderline qui n’hésitent pas à sulfater les voleurs à la tire avec leurs gros flingues pour défendre une loi dure et nécessaire face à des juges laxistes et/ou corrompus.
Dans un hôtel milanais où se déroule une conférence internationale portant sur ce qui semble être la décolonisation, une bombe explose et fait un carnage. Matteo Rolandi, un commissaire de la brigade des stups, présent pour une enquête sur un trafic se trouvait sur place et en réchappe miraculeusement. Cependant, quelques minutes après, dans la rue, son collègue identifie et manque de peu d’appréhender le terroriste en fuite. Quand son confrère est assassiné, Matteo Rolandi se lance dans une investigation totalement non-officielle, quitte à débouler comme un chien dans un jeu de quilles entre un ministre soucieux de contrôler l’opinion publique, un procureur inébranlable et des services de renseignements pas très clean.
Inspiré de faits réels
Six ans avant la sortie de ce film, sur la Piazza Fontana, dans la Banca Nazionale dell’Agricoltura, des fascistes faisaient exploser une bombe, faisant 16 morts et 88 blessés, inaugurant ce qu’on allait appeler « les années de plomb » et leur cortège d’horreurs terroristes et autres répliques étatiques. Le milieu anarchiste, soupçonné aussitôt par la police, allait payer un lourd tribut, 4000 personnes étant arrêtées par les forces de l’ordre. L’arbitraire policier ira jusqu’à la mort de Giuseppe Pinelli, 41 ans, cheminot anarchiste, défenestré durant son interrogatoire depuis le 4e étage du commissariat, que la police tentera de maquiller en suicide. Il faudra attendre plusieurs décennies pour que la justice et les enquêteurs se tournent — enfin — vers les vrais coupables, l’extrême-droite italienne et une très probable partie de l’appareil d’Etat qui projetait de bouleverser suffisamment la société italienne pour permettre l’avènement d’un pouvoir dictatorial, dans le cadre de la fameuse « stratégie de la tension ». Agitation juridique vaine et tardive, les peines des quelques rares inquiétés seront annulées par la Cour d’appel de Milan. La Cour de cassation, en acquittant les accusés, a cependant reconnu la responsabilité des fascistes d’Ordine nuovo.
Le pouvoir a du sang sur les mains
Ercoli s’inspire de cet épisode terroriste dramatique pour son intrigue et fait évoluer son commissaire tel un électron libre dans ce milieu vicié et corrompu qu’est la politique italienne de l’époque. On voit rapidement qu’au-delà des trois pathétiques jeunes chargés de déposer les bombes, se profile l’ombre de la haute-finance. Les quelques réunions des conspirateurs ont lieu dans un cadre luxueux et bourgeois. Bénéficiant de tout un réseau, à la fois criminel et de fonctionnaires du service des renseignements, le complot voit se dresser face à lui un vieux procureur chargé de piloter l’enquête qui se veut impitoyable et impossible à influencer et un flic lambda, que seuls sa ténacité et son manque de respect de la hiérarchie distinguent du lot. Le magistrat est sous écoute et surveillé, Rolandi, lui, voit son monde s’écrouler quand les indics sortent de l’ombre… Le long-métrage est sombre. Seul Balsamo, vieux flic en bout de course et copain de Rolandi apportait une touche d’humeur, dans le genre « buddy movie », film de duos d’enquêteurs. Manque de pot pour lui, il devient très vite un témoin gênant et ne fait pas de vieux os. Ses obsèques sont aussi celles de l’humour et de la luminosité qui demeuraient jusqu’ici, même fragmentaires, dans le film. S’en suivront deux investigations en parallèle, celle de Rolandi et celle du procureur… Menant vers autant de culs-de-sac. Le titre de l’œuvre étant un spoiler à lui tout seul. On ne peut pas faire grand-chose face à la bourgeoisie aux commandes de l’Etat et de son appareil policier et d’espionnage. Soulignons au passage que pour contrecarrer les gêneurs en quête de justice, l’Etat tire profit de ce qui, en 1976, ressemble aux prémices de l’informatique et des programmes de surveillance alors encore en expérimentation. Face à tout ce dispositif humain et technologique, que peuvent un vieux magistrat atteint de tremblote et un flic fantasque fan de Moby Dick qui voit là l’ombre de sa baleine blanche perso lui filer systématiquement entre les doigts ? Et l’impuissance des personnages, sublimée par les variations autour d’un même thème — magnifique — de Stelvio Cipriani, devient dès lors criante, révoltante…
Jusqu’à ce qu’un final hors-champ, puisqu’envoyé en quelques lignes sur une image figée, vienne redonner, néanmoins, un peu d’oxygène.
Un réalisateur pourtant pas spécialement engagé
Luciano Ercoli est un Romain né en 1929. D’abord producteur durant les années 1960, il s’oriente ensuite vers la réalisation. De 1970 à 1977, il signe huit films, commençant par le giallo, le thriller italien avant de réaliser ce néo-polar. Il poursuivra un temps son éphémère carrière puis un héritage conséquent le fera s’éloigner des plateaux pour aller vivre avec son épouse d’actrice à Barcelone. Il meurt en 2015 à 85 ans. Ses thrillers, fort sympathiques, n’ont rien de véritablement politique et ce La police a les mains liées fait un peu figure d’OVNI dans sa filmographie, politiquement parlant. Sur un tel thème, un flic adepte des représailles et réac, figure transalpine de l’Inspecteur Harry, aurait probablement pu flinguer à tour de bras des petites frappes et autres terroristes gauchistes pour venger les victimes de la bombe et gageons que ce métrage-là aurait rejoint ses semblables sur les toiles italiennes sans dépareiller. N’oublions pas qu’à la sortie du film, malgré les doutes qui commencent à pointer ici et là dans une instruction plus trouée qu’une passoire, les anarchistes étaient toujours considérés comme les responsables officieux de l’attentat. Peut-être est-ce là l’œuvre des scénaristes Mario Bregni et Gianfranco Calligarich.
Pour l’anecdote, le métrage a également le nez creux sur un détail technique : l’arme de la barbouze utilisée pour tuer Balsamo est un fusil planqué dans un parapluie, et ce, deux ans avant le coup du parapluie bulgare ayant servi à assassiner l’écrivain dissident bulgare Guéorgui Markov réfugié à Londres.
Il n’y en a pas un sur cent…
Et pourtant ils sont vraiment cools, ces néo-polars italiens engagés, qui n’hésitent pas à nager à contre-courant d’un style cinématographique alors en plein acmé dans sa promotion des valeurs viriles et droitardes. Tendu, violent, rythmé, réalisé au cordeau, La police a les mains liées mérite le coup d’œil.
La police a les mains liées, en coffret DVD, Blu-ray, sorti par Elephant Films (décembre 2023)
Julien Caldironi, individuel 49
PAR : Julien Caldironi
Individuel 49
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