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par Crimethinc • le 17 janvier 2022
Interview d’un anarchiste du Kazakhstan exilé
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Le 6 janvier 2022. Publié par Crimethinc le 8 janvier 2022
Quelle est la situation actuellement pour les mouvements anarchistes, féministes et écologiques au Kazakhstan ?
Au début, il y a eu un mouvement d’opposition au président ex communiste, Nursultan Nazarbayev, qui est finalement devenu le premier dirigeant du Kazakhstan dans l’ère postsoviétique. A partir du milieu des années 1990, celui-ci a pris un virage plus autoritaire, modifiant les structures de gouvernement pour avoir davantage de pouvoirs présidentiels. Ceci a valu à Nazarbayev des opposants au sein de l’élite politique de toutes tendances. Le plus étonnant est que communistes, sociaux-démocrates, centristes et libéraux se sont unis pour demander une constitution plus démocratique avec une autorité présidentielle limitée.
Quant aux mouvements au sein du peuple d’en bas, il y avait des anarchistes, qui représentaient plutôt un mouvement clandestin, et un mouvement socialiste, dont le leader a fini par fuir le Kazakhstan. Il y avait aussi des nationalistes et des islamistes radicaux mais ils n’étaient pas très populaires et c’étaient aussi des mouvements clandestins.
Quant aux écologistes, ils ont bénéficié d’un minimum d’attention publique mais surtout de la part de groupes affinitaires. Au Kazakhstan, on autorise six partis environ à participer aux élections ; les autres sont refusé, Cependant, il y a de nombreux groupes affinitaires de soutien.
Le gouvernement n’a jamais permis à aucune opposition réelle de participer aux élections depuis les années 2000. Les candidats ont des visages différents mais la même pensée, pour que la vie politique ait l’air concurrentielle mais aboutisse toujours à la victoire d’un homme fort, comme en Russie, en Biélorussie et dans autres pays postsoviétiques dictatoriaux
Y at-il des partis d’opposition ?
Quant aux partis d’opposition, il n’y en a pour ainsi dire pas au Kazakhstan. Dans les années 90 et 2000, il y en avait mais ils ont tous été dissous ou interdits par le gouvernement. Aujourd’hui, il y a des personnes qui déclarent représenter l’opposition, mais elles vivent à l’étranger, dans des pays comme l’Ukraine. Elles n’ont aucun contact direct avec la rue.
Il y a aussi une sorte de rivalité entre ces partis. Je les ai vus s’accuser mutuellement de collaboration avec le gouvernement. Ils essaient d’attirer à eux les citoyen.ne.s mécontents pour les amener à faire des choses qui ne représentent pas la moindre menace pour le gouvernement, qui donnent l’illusion d’une possibilité de changement comme, par exemple, leur demander de dialoguer pacifiquement avec les fonctionnaires locaux ou de participer aux élections en invalidant le bulletin de vote comme action contestataire anti-électorale : toutes sortes de tactiques créant l’illusion de la lutte contre le gouvernement alors que ce n’est qu’une perte de temps.
Ces dernières années, une opposition est aussi apparue dans le pays : des activistes qu’on n’attendait pas, issus du néant, ont constitué des mouvements politiques et organisé des piquets sans essuyer la moindre répression, tandis que les gens sont d’ordinaire immédiatement toujours arrêtés par la police à chaque manifestation.
Un groupe d’opposition inhabituel -je ne saurais dire si c’est une opposition sous contrôle- a pour nom Option Démocratique du Kazakhstan. Il est dirigé par un chef d’entreprise vivant en France, Mukhtar Ablyazov. Si l’on fait une recherche à partir de son nom, on tombe sur des articles sur des affaires de blanchiment d’argent présumé et des plaintes en justice. Il a été ministre dans les années 90 ; quand il a rejoint l’opposition, il a fini en prison. Il a été libéré mais a fui le pays et vit en exil. Depuis, il est à la tête de l’opposition politique ayant le plus de soutiens sur les réseaux sociaux. La plupart des personnes liées à son mouvement ont été persécutées et arrêtées, et ce depuis 2017. Tous les mouvements contestataires organisés depuis l’étranger ont été réprimés, avec une présence policière massive sur les lieux publics de rassemblement. Et il y a eu des coupures d’internet dans tout le pays.
Quoi qu’il en soit, ce qui se passe à l’heure actuelle au Kazakhstan, est absolument inattendu.
Quelles sont les tensions internes au Kazakhstan qui ont précédé ces événements ? Les fissures de cette société ?
Le déclic pour la population s’est produit à Zhanaozen. Cette ville produit du pétrole mais ses habitants comptent parmi les plus pauvres du pays. La ville est connue depuis les événements de 2011, il y avait eu une grève générale et le gouvernement avait donné l’ordre à la police de tirer sur les gens. Cette tragédie est restée dans les mémoires et depuis on y compte plus de petites grèves dans l’industrie pétrolière qu’ailleurs, quoiqu’elles aient été pacifiques et n’aient pas provoqué de bain de sang. Depuis 2019, les grèves et les manifestations sont devenues monnaie courante là-bas. Dans le même temps, en raison de facteurs économiques, les gens sont devenus plus actifs en politique dans tout le pays, car les prix du pétrole ont chuté dans le monde entier ce qui a eu des répercussions sur l’économie du Kazakhstan. La monnaie nationale (le Tenge) s’affaiblissant, les gens ont vu baisser de plus en plus leur pouvoir d’achat.
Le Kazakhstan connaît également de graves problèmes : manque d’eau potable dans les villages, problèmes environnementaux, gens endettés, corruption et népotisme dans un système où l’on peut sans difficulté couper court à n’importe quelle critique. La plupart des gens a continué à subir ces conditions de vie tandis que l’économie était au service de chefs d’entreprise multimillionnaires ayant des liens avec des fonctionnaires gouvernementaux et autres personnes haut placées. Au début des années 2000, les habitants du Kazakhstan ont entrevu une lueur d’espoir en raison d’une croissance économique liée aux réserves de gaz naturel. Mais tout a changé en 2014 quand les prix du pétrole ont chuté partout dans le monde et que la guerre d’Ukraine a entraîné des sanctions contre la Russie, ce qui a affecté le Kazakhstan en raison de sa dépendance de la Russie.
Il y a eu quelques mouvements protestataires en 2014 et 2016, mais ils ont été facilement réprimés. En 2018 et 2019, ils se sont développés en partie grâce à ce chef d’entreprise opposant, Mukhtar Ablyazov, qui a utilisé les réseaux sociaux pour gagner des appuis. La contestation et les luttes se sont organisées sous le drapeau du parti Option Démocratique du Kazakhstan.
La situation s’est dégradée à partir de 2020, avec la pandémie du Covid-19. Les gens ont perdu leur emploi ; certains n’ont plus payer leurs crédits, les aides gouvernementales ont été faibles tandis que les restrictions sanitaires entrainaient de plus en plus de frustration et de méfiance envers le gouvernement. En plus les prix se sont envolés, surtout dans l’alimentaire : tout ceci a été mondial mais a eu un impact considérable au Kazakhstan.
Pour revenir à la ville de Zhanaozen, où le sang a été versé, le prix du gaz liquide s’est envolé là où le combustible est produit. La hausse a été constante depuis dix ans et finalement elle a été brutale quand le gouvernement a cessé de le subventionner et laissé libre cours au marché.
Il y avait déjà eu des mouvements de contestation sur la questin dans cette ville mais le 1 janvier 2022, le prix du gaz liquide utilisé comme carburant des véhicules a doublé brusquement. Cela a déclenché la colère populaire et des manifestations dans la rue. Les force de l’ordre semblaient hésiter à réprimer la contestation. D’autres villages de la province se sont soulevées et se sont mises à dresser des barrages routiers. Puis, en quelques jours, la contestation s’est étendue à tout le pays.
Ce qui avait commencé comme une protestation à cause de la hausse du prix de l’essence s’est amplifiée pour une bonne part à cause des autres problèmes que j’ai mentionnés précédemment. Cela a fait descendre les gens dans la rue.
Quelles sont les actions dans les deux camps ? Y at-il des groupes ou des courants identifiables dans les manifestations ?
Au début, le gouvernement a ignoré les problèmes du prix du gaz en essayant d’habituer les gens à cette idée et même de rendre les consommateurs responsables, les accusant d’être trop gourmands en carburant. Finalement, le prix a été baissé mais cela n’a pas suffi à apaiser la contestation. Alors l’État, pour l’essentiel, a nié son implication dans l’inflation des prix du gaz tout en cédant peu à peu pour calmer les gens au fur et à mesure que la contestation s’amplifiait. Par exemple, il s’est engagé à prendre des mesures politiques pour apporter une aide financière aux personnes, après les avoir refusées pendant des années.
Mais les manifestations ne se sont pas arrêtées. Peu de personnes ont confiance dans le gouvernement et le soutiennent, les personnes qui manifestent veulent simplement une vie meilleure, comme elles s’imaginent la vie dans les pays européens développés, Évidemment les revendications sont variables : certain.e.s demandent la démission de tout le gouvernement, d’autres une nouvelle forme de gouvernement démocratique, concrètement une forme parlementaire sans présidence/exécutif, et d’autres veulent plus d’emplois et d’industrie et de meilleures conditions sociales.
Les troubles et saccages les plus intenses sont en train de se produire dans l’ancienne capitale soviétique, Almaty, qui est la métropole financière du Kazakhstan.
Le gouvernement est pour beaucoup dans cette situation en ne répondant pas aux exigences de démission et de formation d’un nouveau système politique démocratique. Le président actuel du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokaïev, qui est un allié étroit du premier président auquel il succède, jette de l’huile sur le feu en refusant une passation de pouvoir. Plus il restera longtemps à son poste et plus il y aura de violence, étant donné que le gouvernement et les manifestants ne peuvent arriver à un accord. Tant que cette situation durera, les personnes qui ne cherchent que la violence continueront à agir à leur guise. Le Almaty est complètement désorganisée ; personne ne sait plus bien qui est aux commandes puisque les bureaux du maire ont brûlé et ne sont plus accessibles au public. Toute la ville est retranchée et les manifestant.e.s en armes la sillonnent.
Il y a un couvre-feu mais dans la pratique les forces de l’ordre sont absentes ou ont fraternisé avec les manifestant.e.s, la ville ressemble donc à une Commune (c’est-à-dire comme la Commune de Paris) d’après ce que j’ai entendu dire. En ce moment, de la façon dont se déroulent les événements, je n’appellerais pas les gens de là-bas des manifestant.e.s mais des révolutionnaires, surtout lorsque l’on voit les civils en armes.
Peux-tu nous présenter une chronologie des événements de la semaine dernière ?
La contestation a débuté dans la ville pétrolière de Zhanaozen le 2 janvier. Le lendemain matin, d’autres villes et villages de l’ouest du Kazakhstan ont commencé à protester en solidarité.
Les manifestations les plus massives ont été nocturnes lorsque les troubles se sont étendus à d’autres villes, Almaty comprise. Dans les dernières heures de la nuit du 4 janvier, les habitant.e.s d’Almaty ont convergé vers la grand place, devant l’hôtel de ville. De gigantesques forces de police se sont déployées sur place. Il y a eu des affrontements mais les manifestant.e.es l’ont emporté.
Ils ont été dispersé.e.s dans la brume du petit matin le 5 janvier. Certains agents des forces de l’ordre ont même changé de camp et ont rejoint la contestation. Finalement les manifestant.e.s se sont remis en marche en direction de la place vers 10h du matin, ont réussi à prendre le bâtiment d’assaut et y ont mis le feu. Les forces de l’ordre gouvernementales ont fui Almaty, laissant la ville sous contrôle des manifestant.e.s.
Depuis, visiblement le président a envoyé des renforts de troupes pour reprendre le contrôle de la ville. Je ne sais pas ce qui est en train de se passer mais j’ai entendu dire que pendant la nuit du 5 ou aux premières heures du 6 janvier, les gens ont commencé à piller des armes et qu’on a entendu des coups de feu.
Dans d’autres villes, la situation est plus tranquille, avec des manifestations massives dans la rue. Je crois que les manifestant.e.s ont pris les bâtiments du gouvernement local dans d’autres villes mais d’après ce que je sais, la situation y est moins troublée qu’à Almaty.
Dans la capitale, Nursultan, la situation est tranquille, mais les gens ont vu un grand nombre de CRS autour du palais présidentiel. Dans les faits il est bouclé.
En fin de compte, dans tout le Kazakhstan c’est "Les jeux de la faim". Si tu as vu la trilogie, tu sais de quoi je parle. La population est en train de prendre le contrôle de plusieurs villes les unes après les autres. Le président ne veut toujours pas abandonner le pouvoir et laisser l’opposition réformer le système. En conséquence, soit il y aura de plus en plus de troubles jusqu’à ce que le gouvernement soit renversé, soit la contestation sera réprimée dans le sang.
Penses-tu que ces manifestations aient pour modèle la contestation en France, en Équateur ou ailleurs dans le monde, en réponse à la hausse du prix du combustible ? Sur quoi leurs tactiques se fondent-elles ?
Je crois que pour beaucoup elles sont influencées par la contestation dans d’autres pays postsoviétiques, comme la Biélorussie et le Kirghizstan. On dirait qu’à Almaty la population s’est inspirée du Kirghizstan tout proche, où les gens ont aussi pris d’assaut le siège du gouvernement et brûlé des édifices mais au Kirghizstan, le gouvernement a été renversé plus rapidement. Le Kirghizstan a connu trois révolutions ; si l’on considère la proximité et les liens culturels du Kazakhstan car les deux pays parlent des langues turciques, je pense que son exemple a joué un rôle important au Kazakhstan.
Quelles sont les scénarios prévisibles ?
De mon point de vue, deux scénarios sont possibles. Soit le gouvernement démissionne -ou bien il est renversé- et le Kazakhstan prend le chemin de la démocratisation, soit le gouvernement réprime la révolte avec un usage impitoyable de la force, y compris avec la participation d’autres pays.
Le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokayev, est en train de demander à l’OTSC [Organisation du Traité de Sécurité Collective, une alliance militaire intégrée par la Russie, l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan) d’envoyer des troupes de "maintien de la paix". Soit les manifestant.e.s armé.e.s réussissent à repousser ces forces et le gouvernement tombe, soit les révolutionnaires se rendent et sont écrasé.e.s.
L’avenir est sombre pour le Kazakhstan. C’est une guerre pour la liberté et la défaite entraînerait sans doute la perte de plus de libertés encore ainsi que de souveraineté.
Que pouvons-nous faire de l’extérieur pour soutenir les acteurs de cette lutte ?
Le seul moyen réaliste pour les personnes extérieures de nous soutenir est d’attirer davantage l’attention sur les événements et peut-être d’organiser une aide d’une façon ou d’une autre.
Traduction de l’anglais. Monica Jornet. Groupe Gaston Couté FA
Quelle est la situation actuellement pour les mouvements anarchistes, féministes et écologiques au Kazakhstan ?
Au début, il y a eu un mouvement d’opposition au président ex communiste, Nursultan Nazarbayev, qui est finalement devenu le premier dirigeant du Kazakhstan dans l’ère postsoviétique. A partir du milieu des années 1990, celui-ci a pris un virage plus autoritaire, modifiant les structures de gouvernement pour avoir davantage de pouvoirs présidentiels. Ceci a valu à Nazarbayev des opposants au sein de l’élite politique de toutes tendances. Le plus étonnant est que communistes, sociaux-démocrates, centristes et libéraux se sont unis pour demander une constitution plus démocratique avec une autorité présidentielle limitée.
Quant aux mouvements au sein du peuple d’en bas, il y avait des anarchistes, qui représentaient plutôt un mouvement clandestin, et un mouvement socialiste, dont le leader a fini par fuir le Kazakhstan. Il y avait aussi des nationalistes et des islamistes radicaux mais ils n’étaient pas très populaires et c’étaient aussi des mouvements clandestins.
Quant aux écologistes, ils ont bénéficié d’un minimum d’attention publique mais surtout de la part de groupes affinitaires. Au Kazakhstan, on autorise six partis environ à participer aux élections ; les autres sont refusé, Cependant, il y a de nombreux groupes affinitaires de soutien.
Le gouvernement n’a jamais permis à aucune opposition réelle de participer aux élections depuis les années 2000. Les candidats ont des visages différents mais la même pensée, pour que la vie politique ait l’air concurrentielle mais aboutisse toujours à la victoire d’un homme fort, comme en Russie, en Biélorussie et dans autres pays postsoviétiques dictatoriaux
Y at-il des partis d’opposition ?
Quant aux partis d’opposition, il n’y en a pour ainsi dire pas au Kazakhstan. Dans les années 90 et 2000, il y en avait mais ils ont tous été dissous ou interdits par le gouvernement. Aujourd’hui, il y a des personnes qui déclarent représenter l’opposition, mais elles vivent à l’étranger, dans des pays comme l’Ukraine. Elles n’ont aucun contact direct avec la rue.
Il y a aussi une sorte de rivalité entre ces partis. Je les ai vus s’accuser mutuellement de collaboration avec le gouvernement. Ils essaient d’attirer à eux les citoyen.ne.s mécontents pour les amener à faire des choses qui ne représentent pas la moindre menace pour le gouvernement, qui donnent l’illusion d’une possibilité de changement comme, par exemple, leur demander de dialoguer pacifiquement avec les fonctionnaires locaux ou de participer aux élections en invalidant le bulletin de vote comme action contestataire anti-électorale : toutes sortes de tactiques créant l’illusion de la lutte contre le gouvernement alors que ce n’est qu’une perte de temps.
Ces dernières années, une opposition est aussi apparue dans le pays : des activistes qu’on n’attendait pas, issus du néant, ont constitué des mouvements politiques et organisé des piquets sans essuyer la moindre répression, tandis que les gens sont d’ordinaire immédiatement toujours arrêtés par la police à chaque manifestation.
Un groupe d’opposition inhabituel -je ne saurais dire si c’est une opposition sous contrôle- a pour nom Option Démocratique du Kazakhstan. Il est dirigé par un chef d’entreprise vivant en France, Mukhtar Ablyazov. Si l’on fait une recherche à partir de son nom, on tombe sur des articles sur des affaires de blanchiment d’argent présumé et des plaintes en justice. Il a été ministre dans les années 90 ; quand il a rejoint l’opposition, il a fini en prison. Il a été libéré mais a fui le pays et vit en exil. Depuis, il est à la tête de l’opposition politique ayant le plus de soutiens sur les réseaux sociaux. La plupart des personnes liées à son mouvement ont été persécutées et arrêtées, et ce depuis 2017. Tous les mouvements contestataires organisés depuis l’étranger ont été réprimés, avec une présence policière massive sur les lieux publics de rassemblement. Et il y a eu des coupures d’internet dans tout le pays.
Quoi qu’il en soit, ce qui se passe à l’heure actuelle au Kazakhstan, est absolument inattendu.
Quelles sont les tensions internes au Kazakhstan qui ont précédé ces événements ? Les fissures de cette société ?
Le déclic pour la population s’est produit à Zhanaozen. Cette ville produit du pétrole mais ses habitants comptent parmi les plus pauvres du pays. La ville est connue depuis les événements de 2011, il y avait eu une grève générale et le gouvernement avait donné l’ordre à la police de tirer sur les gens. Cette tragédie est restée dans les mémoires et depuis on y compte plus de petites grèves dans l’industrie pétrolière qu’ailleurs, quoiqu’elles aient été pacifiques et n’aient pas provoqué de bain de sang. Depuis 2019, les grèves et les manifestations sont devenues monnaie courante là-bas. Dans le même temps, en raison de facteurs économiques, les gens sont devenus plus actifs en politique dans tout le pays, car les prix du pétrole ont chuté dans le monde entier ce qui a eu des répercussions sur l’économie du Kazakhstan. La monnaie nationale (le Tenge) s’affaiblissant, les gens ont vu baisser de plus en plus leur pouvoir d’achat.
Le Kazakhstan connaît également de graves problèmes : manque d’eau potable dans les villages, problèmes environnementaux, gens endettés, corruption et népotisme dans un système où l’on peut sans difficulté couper court à n’importe quelle critique. La plupart des gens a continué à subir ces conditions de vie tandis que l’économie était au service de chefs d’entreprise multimillionnaires ayant des liens avec des fonctionnaires gouvernementaux et autres personnes haut placées. Au début des années 2000, les habitants du Kazakhstan ont entrevu une lueur d’espoir en raison d’une croissance économique liée aux réserves de gaz naturel. Mais tout a changé en 2014 quand les prix du pétrole ont chuté partout dans le monde et que la guerre d’Ukraine a entraîné des sanctions contre la Russie, ce qui a affecté le Kazakhstan en raison de sa dépendance de la Russie.
Il y a eu quelques mouvements protestataires en 2014 et 2016, mais ils ont été facilement réprimés. En 2018 et 2019, ils se sont développés en partie grâce à ce chef d’entreprise opposant, Mukhtar Ablyazov, qui a utilisé les réseaux sociaux pour gagner des appuis. La contestation et les luttes se sont organisées sous le drapeau du parti Option Démocratique du Kazakhstan.
La situation s’est dégradée à partir de 2020, avec la pandémie du Covid-19. Les gens ont perdu leur emploi ; certains n’ont plus payer leurs crédits, les aides gouvernementales ont été faibles tandis que les restrictions sanitaires entrainaient de plus en plus de frustration et de méfiance envers le gouvernement. En plus les prix se sont envolés, surtout dans l’alimentaire : tout ceci a été mondial mais a eu un impact considérable au Kazakhstan.
Pour revenir à la ville de Zhanaozen, où le sang a été versé, le prix du gaz liquide s’est envolé là où le combustible est produit. La hausse a été constante depuis dix ans et finalement elle a été brutale quand le gouvernement a cessé de le subventionner et laissé libre cours au marché.
Il y avait déjà eu des mouvements de contestation sur la questin dans cette ville mais le 1 janvier 2022, le prix du gaz liquide utilisé comme carburant des véhicules a doublé brusquement. Cela a déclenché la colère populaire et des manifestations dans la rue. Les force de l’ordre semblaient hésiter à réprimer la contestation. D’autres villages de la province se sont soulevées et se sont mises à dresser des barrages routiers. Puis, en quelques jours, la contestation s’est étendue à tout le pays.
Ce qui avait commencé comme une protestation à cause de la hausse du prix de l’essence s’est amplifiée pour une bonne part à cause des autres problèmes que j’ai mentionnés précédemment. Cela a fait descendre les gens dans la rue.
Quelles sont les actions dans les deux camps ? Y at-il des groupes ou des courants identifiables dans les manifestations ?
Au début, le gouvernement a ignoré les problèmes du prix du gaz en essayant d’habituer les gens à cette idée et même de rendre les consommateurs responsables, les accusant d’être trop gourmands en carburant. Finalement, le prix a été baissé mais cela n’a pas suffi à apaiser la contestation. Alors l’État, pour l’essentiel, a nié son implication dans l’inflation des prix du gaz tout en cédant peu à peu pour calmer les gens au fur et à mesure que la contestation s’amplifiait. Par exemple, il s’est engagé à prendre des mesures politiques pour apporter une aide financière aux personnes, après les avoir refusées pendant des années.
Mais les manifestations ne se sont pas arrêtées. Peu de personnes ont confiance dans le gouvernement et le soutiennent, les personnes qui manifestent veulent simplement une vie meilleure, comme elles s’imaginent la vie dans les pays européens développés, Évidemment les revendications sont variables : certain.e.s demandent la démission de tout le gouvernement, d’autres une nouvelle forme de gouvernement démocratique, concrètement une forme parlementaire sans présidence/exécutif, et d’autres veulent plus d’emplois et d’industrie et de meilleures conditions sociales.
Les troubles et saccages les plus intenses sont en train de se produire dans l’ancienne capitale soviétique, Almaty, qui est la métropole financière du Kazakhstan.
Le gouvernement est pour beaucoup dans cette situation en ne répondant pas aux exigences de démission et de formation d’un nouveau système politique démocratique. Le président actuel du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokaïev, qui est un allié étroit du premier président auquel il succède, jette de l’huile sur le feu en refusant une passation de pouvoir. Plus il restera longtemps à son poste et plus il y aura de violence, étant donné que le gouvernement et les manifestants ne peuvent arriver à un accord. Tant que cette situation durera, les personnes qui ne cherchent que la violence continueront à agir à leur guise. Le Almaty est complètement désorganisée ; personne ne sait plus bien qui est aux commandes puisque les bureaux du maire ont brûlé et ne sont plus accessibles au public. Toute la ville est retranchée et les manifestant.e.s en armes la sillonnent.
Il y a un couvre-feu mais dans la pratique les forces de l’ordre sont absentes ou ont fraternisé avec les manifestant.e.s, la ville ressemble donc à une Commune (c’est-à-dire comme la Commune de Paris) d’après ce que j’ai entendu dire. En ce moment, de la façon dont se déroulent les événements, je n’appellerais pas les gens de là-bas des manifestant.e.s mais des révolutionnaires, surtout lorsque l’on voit les civils en armes.
Peux-tu nous présenter une chronologie des événements de la semaine dernière ?
La contestation a débuté dans la ville pétrolière de Zhanaozen le 2 janvier. Le lendemain matin, d’autres villes et villages de l’ouest du Kazakhstan ont commencé à protester en solidarité.
Les manifestations les plus massives ont été nocturnes lorsque les troubles se sont étendus à d’autres villes, Almaty comprise. Dans les dernières heures de la nuit du 4 janvier, les habitant.e.s d’Almaty ont convergé vers la grand place, devant l’hôtel de ville. De gigantesques forces de police se sont déployées sur place. Il y a eu des affrontements mais les manifestant.e.es l’ont emporté.
Ils ont été dispersé.e.s dans la brume du petit matin le 5 janvier. Certains agents des forces de l’ordre ont même changé de camp et ont rejoint la contestation. Finalement les manifestant.e.s se sont remis en marche en direction de la place vers 10h du matin, ont réussi à prendre le bâtiment d’assaut et y ont mis le feu. Les forces de l’ordre gouvernementales ont fui Almaty, laissant la ville sous contrôle des manifestant.e.s.
Depuis, visiblement le président a envoyé des renforts de troupes pour reprendre le contrôle de la ville. Je ne sais pas ce qui est en train de se passer mais j’ai entendu dire que pendant la nuit du 5 ou aux premières heures du 6 janvier, les gens ont commencé à piller des armes et qu’on a entendu des coups de feu.
Dans d’autres villes, la situation est plus tranquille, avec des manifestations massives dans la rue. Je crois que les manifestant.e.s ont pris les bâtiments du gouvernement local dans d’autres villes mais d’après ce que je sais, la situation y est moins troublée qu’à Almaty.
Dans la capitale, Nursultan, la situation est tranquille, mais les gens ont vu un grand nombre de CRS autour du palais présidentiel. Dans les faits il est bouclé.
En fin de compte, dans tout le Kazakhstan c’est "Les jeux de la faim". Si tu as vu la trilogie, tu sais de quoi je parle. La population est en train de prendre le contrôle de plusieurs villes les unes après les autres. Le président ne veut toujours pas abandonner le pouvoir et laisser l’opposition réformer le système. En conséquence, soit il y aura de plus en plus de troubles jusqu’à ce que le gouvernement soit renversé, soit la contestation sera réprimée dans le sang.
Penses-tu que ces manifestations aient pour modèle la contestation en France, en Équateur ou ailleurs dans le monde, en réponse à la hausse du prix du combustible ? Sur quoi leurs tactiques se fondent-elles ?
Je crois que pour beaucoup elles sont influencées par la contestation dans d’autres pays postsoviétiques, comme la Biélorussie et le Kirghizstan. On dirait qu’à Almaty la population s’est inspirée du Kirghizstan tout proche, où les gens ont aussi pris d’assaut le siège du gouvernement et brûlé des édifices mais au Kirghizstan, le gouvernement a été renversé plus rapidement. Le Kirghizstan a connu trois révolutions ; si l’on considère la proximité et les liens culturels du Kazakhstan car les deux pays parlent des langues turciques, je pense que son exemple a joué un rôle important au Kazakhstan.
Quelles sont les scénarios prévisibles ?
De mon point de vue, deux scénarios sont possibles. Soit le gouvernement démissionne -ou bien il est renversé- et le Kazakhstan prend le chemin de la démocratisation, soit le gouvernement réprime la révolte avec un usage impitoyable de la force, y compris avec la participation d’autres pays.
Le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokayev, est en train de demander à l’OTSC [Organisation du Traité de Sécurité Collective, une alliance militaire intégrée par la Russie, l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan) d’envoyer des troupes de "maintien de la paix". Soit les manifestant.e.s armé.e.s réussissent à repousser ces forces et le gouvernement tombe, soit les révolutionnaires se rendent et sont écrasé.e.s.
L’avenir est sombre pour le Kazakhstan. C’est une guerre pour la liberté et la défaite entraînerait sans doute la perte de plus de libertés encore ainsi que de souveraineté.
Que pouvons-nous faire de l’extérieur pour soutenir les acteurs de cette lutte ?
Le seul moyen réaliste pour les personnes extérieures de nous soutenir est d’attirer davantage l’attention sur les événements et peut-être d’organiser une aide d’une façon ou d’une autre.
Traduction de l’anglais. Monica Jornet. Groupe Gaston Couté FA
PAR : Crimethinc
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