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par Mireille Mercier et Daniel Pinós • le 8 octobre 2025
Cinéma : À 2000 mètres d’Andriivka
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La guerre en Ukraine comme un cauchemar éveillé
Au cœur d’une contre-offensive mise en échec, un journaliste suit un peloton ukrainien dans sa mission : traverser un kilomètre et demi de forêt lourdement fortifiée pour libérer un village stratégique occupé par les Russes. Mais plus ils avancent à travers leur pays détruit, plus ils prennent conscience que cette guerre pourrait ne jamais finir.
Une immersion totale dans la guerre moderne
Avec À 2000 mètres d’Andriivka, le réalisateur et journaliste ukrainien Mstyslav Chernov nous plonge littéralement dans l’enfer de la contre-offensive ukrainienne de 2023. Tourné à l’aide de caméras corporelles, de drones, et dans un style de cinéma-vérité brut, ce documentaire nous fait vivre le conflit à hauteur d’homme – ou plutôt, à hauteur de soldat. On ne regarde pas la guerre, on la vit.
Juste après son documentaire oscarisé 20 jours à Marioupol, Mstyslav Chernov retourne dans les tranchées et en première ligne avec ce film qui suit la tentative de reprise du village d’Andriivka, occupé par les forces russes. Entouré de mines et accessible uniquement par une étroite bande boisée disputée mètre par mètre, le village est en ruines. Il se trouve à ces fameux 2 000 mètres que les troupes doivent franchir.
Le paysage autour d’Andriivka évoque les images de la bataille de la Somme en 14/18 : chaque millimètre du sol a été retourné, les arbres sont arrachés, déchiquetés, pulvérisés comme de la sciure. Les maisons ont été rasées par les obus, les pierres broyées en poussière.
Mstyslav Chernov revient au documentaire avec un portrait saisissant de la vie dans les tranchées et de la lutte acharnée pour libérer ce petit morceau de territoire. Dans ce tableau d’une guerre totale – des centres de commandement jusqu’aux funérailles des soldats tombés, en passant par les combats brutaux menés par d’anciens civils – Chernov signe un film remarquable, posant un regard sans concession sur l’horreur et l’absurdité de la guerre.
Entre témoignage et cinéma
À 2000 mètres d’Andriivka nous plonge directement sur la ligne de front, dans l’enfer de la contre-offensive ukrainienne de 2023, grâce aux caméras embarquées, aux images de drones et à un cinéma-vérité à la fois moderne et intemporel. Nous découvrons des hommes que l’on voit, quelques secondes plus tard, annoncés morts. Les caméras capturent l’action tandis que les soldats esquivent les corps sans vie jonchant le sol forestier.
On fait la connaissance de plusieurs hommes sur ce chemin, mais surtout de deux : un jeune soldat de 22 ans, au visage juvénile, surnommé « Freak », et l’autre, Fedya, le protagoniste principal du film, qui dirige la contre-offensive. C’est à travers eux que se déploie l’essentiel de la charge émotionnelle du film. Tous deux ont répondu à l’appel du devoir, mais comme le précise Fedya, il s’est engagé pour combattre, non pour servir.
Comme dans la plupart des documentaires de guerre, découvrir le passé des soldats et leurs motivations les rend profondément humains. On les voit interagir « normalement » dans des circonstances pourtant exceptionnelles : ils discutent de l’esthétique de leurs cigarettes pendant que des bombes explosent au-dessus de leurs têtes ; ils rient ensemble alors que les tirs résonnent en arrière-plan. Et puis, en un instant, ils reprennent leur mission – et tous ne reviendront pas.
Un nouveau type de documentaire de guerre
La brutalité de la contre-offensive ukrainienne est dépeinte avec solennité et introspection. Une séquence aérienne saisissante montre des drapeaux ukrainiens plantés au milieu des décombres, sur le champ de bataille. En fond sonore, des journalistes étrangers commentent la situation sur le terrain. Le contraste est troublant entre cette réalité brute et les discours de politique étrangère. Ce genre de moment reste gravé bien après le générique, ancrant les enjeux de l’invasion dans des images obsédantes qui hantent longtemps après la fin du film.
À 2000 mètres d’Andriivka est un témoignage poignant de persévérance, de deuil et de résistance. Il révèle la guerre en Ukraine comme un mélange d’angoisse claustrophobe et de sacrifice existentiel, traçant une ligne de fracture émotionnelle entre ceux qui vivent la guerre et ceux qui la regardent. Brut et profondément personnel, le film brouille les frontières entre observateur et acteur. C’est une expérience difficile, un cinéma sans détours – tout comme la guerre elle-même. Et ce film établit une nouvelle norme, troublante, pour les documentaires de guerre en immersion.
Un film sans jugement, mais pas sans impact
Ce qui frappe peut-être le plus dans À 2000 mètres d’Andriivka, c’est la manière dont le film renverse les attentes : il ne prend pas explicitement position sur la guerre. Les horreurs qu’on y observe – des hommes mourant en temps réel, en quelques secondes – seront des arguments pour les antimilitaristes que nous sommes. Mais les histoires de ces hommes, leur dignité, leur fierté, leur volonté de protéger leur pays, et la ferveur avec laquelle ils le font, ont quelque chose de paradoxalement pro-guerre.
Une mission impossible, un village en ruines
Lorsque la caméra survole la forêt en plan large, dévoilant un paysage quasi désertique et ravagé, À 2000 mètres d’Andriivka prend tout son sens. Comme le dit Fedya, Andriivka, cette destination si chère à leurs yeux, n’est même plus un village. Les habitants, les animaux, toute trace de vie ont disparu – il ne reste que ruines et éclats d’obus. Mais la déclaration prend toute sa force dans cette certitude : cette terre leur appartient, et elle reste à reconstruire.
Andriivka est reprise par principe, non par nécessité stratégique. Pourtant, malgré cette réflexion poignante, le film laisse un goût d’inachevé : il ne nous dit rien sur le village lui-même. On ignore tout de son histoire, de sa culture, de ses habitants – hormis son état actuel. Mais peut-être est-ce là le message de Chernov : la noblesse du combat prime sur la mémoire, comme le suggère la citation d’ouverture, signée Ernest Hemingway :
« Il y avait tant de mots qu’on ne pouvait plus supporter d’entendre, et finalement seuls les noms des lieux avaient encore de la dignité. »
À 2000 mètres d’Andriivka est un documentaire nécessaire, courageux, déchirant. Il redéfinit ce que peut être un film de guerre contemporain : non pas une leçon d’histoire, mais une plongée viscérale dans l’instant. Un film qui reste longtemps en mémoire, comme une cicatrice.
Mireille Mercier et Daniel Pinós
À 2000 mètres d’Andriivka
Un film de Mstyslav Chernov
(Oscar du meilleur documentaire pour 20 jours à Marioupol)
Durée : 1h51
Pays : Ukraine, États-Unis
Prix de la mise en scène au Festival de Sundance aux États-Unis 2025
Festival du film américain de Deauville 2025
Genre : Documentaire
Sortie en salle le 24 septembre
PAR : Mireille Mercier et Daniel Pinós
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