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par Julien Caldironi le 14 décembre 2025

Chroniques de vieux bouquins, épisode 4

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La bombe, de Frank Harris, La dernière goutte, 2015, réédition Livre de poche

Haymarket square, Chicago, 4 mai 1886. Plusieurs centaines d’ouvriers se réunissent pour protester contre les meurtres de deux manifestants par la police, lors d’un rassemblement de grévistes ayant eu lieu la veille après une charge aussi inutile que sauvage. À nouveau, la rousse sort les matraques et fonce dans le tas. Mais cette fois, quelqu’un lance une bombe dans leurs rangs. Huit vont mourir, des dizaines d’autres sont blessés tandis que les survivants dégainent et abattent quatre cols bleus. Cet évènement, acmé du mouvement ouvrier, qui, à cette époque, est traversé de bien des courants, entre celles et ceux qui militent pour la journée de huit heures et celles et ceux qui espèrent la révolution, sera également un des piliers de la future Journée internationale des travailleurs du 1er mai.

Un personnage adepte de la propagande par le fait

Rudolph Schnaubelt, émigré allemand, arrivé quelques années plus tôt aux USA, est celui qui a lancé l’engin explosif. Pourtant, rien ne le prédisposait à s’engager ainsi dans l’action directe anarchiste. Cultivé, il a débarqué avec le vœu de devenir journaliste. Mais vite confronté à la misère et à la faim, il découvre, en s’échinant à gagner sa croûte, l’exploitation éhontée du prolétariat issu de l’immigration par les pompe-la-sueur patronaux. Abasourdi, il fait connaissance avec des pauvres bougres aveugles, d’autres qui tombent en morceaux, leurs os nécrosés, suite à des accidents du travail ou à l’exposition à des matières nocives, dans l’indifférence totale des dirigeants et l’ignorance distante du grand public américain. Cette terrible condition des tâcherons étrangers, à qui on dénie tout droit social et jusqu’à la liberté de se réunir, le pousse dans les bras des socialistes et bientôt dans ceux des anarchistes. Il s’agit là de la frange la plus acharnée dans cette guerre contre le capitalisme triomphant de l’époque où se forgent les grands monopoles yankees et où les fortunes des milliardaires s’amassent aussi vite que se creusent les ventres des gamins miséreux dans les taudis des faubourgs. Schnaubelt rencontre alors celui qui va l’initier à la lutte armée, Louis Lingg, charismatique militant libertaire, qui va avoir une emprise considérable sur lui. Mais, dans le même temps, il flirte avec la belle Elsie, qui, elle, ne se soucie guère des inégalités et a une peur panique du dénuement (et accessoirement de se dénuder, au grand damne de Rudolph). Et tandis que sa situation professionnelle s’améliore joliment, il devra bientôt faire un choix dans ses différentes fidélités.

Un auteur sulfureux

Franck Harris est un Irlandais né en 1856 et mort en 1931. Immigré aux USA, il devient journaliste, mais entreprend aussi son autobiographie qui fera scandale en raison de la crudité de la description de ses nombreux ébats. La bombe, qu’il publie en 1909, est considéré comme son meilleur roman.
Si le contexte effroyable du prolétariat américain de l’époque est solidement dépeint, si ses personnages sont bien campés, mention spéciale à l’évocation honnête du désir féminin, si les évènements historiques ainsi que la mascarade judiciaire qui suivit (qui vit quatre accusés pendus et un cinquième se suicider) sont rigoureusement mis en scène, un point vient cependant venir ternir l’appréciation que je peux faire de ce livre. En effet, la théorie anarchiste, ses bases idéologiques, évoquées par le mentor et modèle de Schnaubelt, me paraissent plutôt mal exposées, et de manière peu claire, le Lingg romancé par Harris ne professant qu’un anarchisme flou et manifestement manié à la truelle par l’auteur. Dommage, dans un roman sur cette thématique, de faire évoluer des protagonistes historiques et clés du mouvement libertaire étatsunien qui pourtant, semblent confondre anarchisme et communisme autoritaire et citent à tout propos les évangiles !

Il n’en demeure pas moins que publier un tel roman, manifeste vibrant à la mémoire des martyrs du massacre d’Haymarket, affichant clairement la collusion intime entre les magnats de l’industrie et le pouvoir, entre le gouvernement répressif, raciste et les juges aux ordres, dépeignant sans détour la corruption de la presse, une petite quinzaine d’années seulement après les faits, fait montre d’un véritable positionnement de son auteur pour la cause de la justice sociale.
Il est salutaire que l’éditeur (qui glisse — heureusement, rarement — des notes de bas de bas partant d’un bon sentiment, mais un peu impromptues) ait enfin traduit, plus d’un siècle plus tard, cette œuvre rendant hommage à ceux qui payèrent de leur vie leur engagement au service des travailleurs et des travailleuses.

Julien Caldironi, individuel Maine-et-Loire
PAR : Julien Caldironi
Individuel Maine-et-Loire
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