La technique, mon Dieu ! (Deuxième partie)

mis en ligne le 17 février 2011
Depuis la disparition de Lanza del Vasto puis de Jacques Ellul, le créneau apocalyptique a été habilement récupéré par un autre penseur médiatique : l’urbaniste Paul Virilio.
Né en 1932, Virilio déverse régulièrement dans les médias sa bile sur le monde moderne. En omettant bien sûr, la plupart du temps, de signaler son ancrage chrétien. Ses contributions constituent un festival permanent de guerres des étoiles nourries de citations convenues et de superlatifs catastrophistes. Pour se faire comprendre, ce qui témoigne en effet d’un souci louable et presque indispensable en ce qui le concerne, il ne répugne pas à choquer. En 1999, dans Stratégie de la déception, il plaint les actuels « déportés des camps des banlieues » qui seraient livrés aux « exactions de kapos d’un nouveau genre ». À l’occasion, il s’interroge aussi sur l’origine de ce mouvement ; vraisemblablement « une civilisation militaro-industrielle et scientifique qui s’est appliquée pendant près de deux siècles à dépouiller les individus du savoir et du savoir-faire accumulés de génération en génération depuis des millénaires 1 ». Voilà une genèse qui peut déjà laisser dubitatif… La propension de Virilio à l’outrance est ancienne. En janvier 1985, par exemple, la revue Traverses du Centre Pompidou en avait offert un exemple en publiant « Le devoir de dépeupler ». En lisant l’article, on apprend que l’expression est d’Adolf Hitler… Mais il l’utilise alors pour traiter d’un changement américain de position sur la démographie. Ses contributions sont traversées de drones, de bombes, de nanotechnologies, de terreur… On n’en sait généralement guère plus à la fin, mais on sait en tout cas que la fin est proche. Ses écrits et interventions dépeignent une apocalypse rampante, qui ne cesse jamais au fil des ans. Depuis la parution, en 1997, de l’ouvrage incendiaire d’Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, on sait pourtant ce qu’il faut penser de son discours pédant et pseudoscientifique : c’est souvent de l’esbroufe. Comme le disent Sokal et Bricmont : ce qu’il présente comme science est en réalité « un mélange de confusions monumentales et de fantaisies délirantes 2 ». Sur ce point, il fait preuve de grande rigueur. Dans la collection « Espace critique » qu’il dirige aux éditions Galilée, il a su publier d’autres pseudo-intellectuels jargonneux et également épinglés pour leurs impostures intellectuelles : Jean Baudrillard, Félix Guattari, etc. Derrière son allure de penseur branché, il s’amuse régulièrement à distiller des remarques acides sur le monde moderne, qui a perdu ses bons repères. Chaque catastrophe économique ou sociale lui offre l’opportunité de pérorer sombrement sur l’état du monde. Depuis longtemps, Virilio excelle dans le jargon ésotérico-apocalyptique. En 1978, par exemple, il surfait très opportunément sur Défense populaire et luttes écologiques 3. Publié aux éditions (politiquement respectables) Galilée, l’ouvrage n’éveille bien sûr pas le moindre soupçon. Du coup, on glisse paresseusement sur quelques considérations iconoclastes : la destruction de la famille ; la stérilisation des lieux populaires et l’évacuation des « communautés » ; l’évocation d’une « déportation » quotidienne… En 1984, il remettait ça dans un autre ouvrage à la pagination plus importante, L’Horizon négatif. Essai de dromoscopie. À nouveau, il s’y livrait à un procès de l’homme moderne. Virilio y évoquait même l’hypothèse d’un purgatoire universel 4. Et pour lui, la fin de l’espérance d’un quelconque paradis sur Terre semblait avoir sonné. C’est aussi ce qu’il expliquait doctement dans L’autre journal à l’été 1993. « Tout le problème a sans doute commencé avec la phrase de Saint-Just sur le bonheur comme idée neuve en Europe. » Dans cet entretien, il incriminait aussi virulemment la militarisation de la société, dont il pensait alors avoir cerné le fautif. « Le seul tyran, c’est la technique. » Il prédisait alors, à la suite revendiquée de l’abbé Pierre, une « énorme catastrophe ». En juillet 1994, Virilio s’est encore laissé davantage aller, dans un entretien accordé au Nouveau Politis Le Magazine consacré à « la crise de la modernité. Arrêter le progrès ? ». Il déplorait alors : « Qui a parlé de la mort de ce formidable critique de la technique qu’était Jacques Ellul ? » En 1996, il devait d’ailleurs rejoindre éloquemment le penseur protestant 5. Dans un long entretien avec Philippe Petit, il avait un peu perdu son sens (tout relatif) de la mesure. Se défendant, dans un premier temps, de n’être pas – quoique très critique – contre le progrès, il devait pourtant donner un sens tout différent à son propos quelques pages plus loin. Ainsi, « je ne suis absolument pas contre le progrès, mais nous sommes impardonnables, après les catastrophes écologiques et éthiques que nous avons connues – aussi bien Auschwitz que Hiroshima – de nous laisser piéger par l’espèce d’utopie qui laisse croire que la technique apportera enfin le bonheur et une humanité plus grande 6 ». Mais quelques pages plus loin, Paul Virilio avait perdu de sa superbe et lançait abruptement : « Désormais, il faut choisir sa croyance. Ou bien on croit à la technoscience – on est alors partisan de l’intégrisme technique –, ou bien on croit au dieu de la transcendance. 7 » Le 3 avril 2003, il évoquait sans s’appesantir une « urgence métaphysique » dans les colonnes du Nouvel Observateur. Le 26 février 2004, l’hebdomadaire offrait à nouveau un entretien de Paul Virilio à ses lecteurs, sous le titre aguicheur « L’état d’urgence permanent ». Il situait cette fois-ci un peu plus ses réflexions. « Les penseurs que j’estime et aime, par crainte d’être accusés de pessimistes ou de réactionnaires, refusent de regarder la méduse en face. » Mais Virilio, lui, ose s’affirmer. « Quels sont les trois livres que je choisirais pour mon île ou ma ville déserte ? Sans hésiter, les Écritures et la Bible. Tout Kafka […]. Et quelques livres de Joseph Roth. » Dans Le Nouvel Observateur du 27 novembre 2008, Virilio s’offusquait du cours pris par le monde moderne : « La révolution actuelle, c’est l’instantanéité, l’ubiquité, la simultanéité. Bref, tous les attributs du divin. » Chaque catastrophe est pour lui du pain béni, l’occasion d’étaler dans les médias sa science infuse. Ces derniers temps, il a été particulièrement gâté. L’année 2008 et le krach financier américain lui ont offert une superbe occasion de philosopher. Le 19 octobre 2008, le candide Le Monde publiait ainsi une page entière du vieil oracle, jamais à court de superlatifs. Le titre de l’article était alors à la hauteur de l’entretien : « Le krach actuel représente l’accident intégral par excellence ». La charge contre le monde moderne y était une fois de plus radicale. « Je disais que nos prouesses techniques sont grosses de promesses catastrophiques. » En 2010, il s’est vu conforté dans ses certitudes par une énième catastrophe, une tempête celle-là. Le temps était donc propice pour sortir son vingt-cinquième livre. Dans L’Administration de la peur, Virilio se déclare modestement « révélationnaire 8 » et apporte quelques révélations qui équilibrent la faiblesse de la pagination (94 petites pages). Il voit se réaliser quelques « grands mythes bibliques » comme Babel (11 septembre) ; le déluge (tsunami et ouragan Katrina) ; et l’exode (de populations, lié au réchauffement climatique). Donc, il faut faire émerger une « intelligence collective de la limite », voire une « université du désastre ». C’en était assez pour faire se pâmer les belles plumes de la presse parisienne, de Jean Birnbaum à Nicolas Truong au Monde, jusqu’à l’inévitable Jean-Claude Guillebaud, saluant cet « auteur rare » dans Le Nouvel Observateur du 27 mai 2010 avant de l’inclure en août dans une galerie de « géants de la pensée ». Il faut, en effet, reconnaître à Paul Virilio le mérite de distraire les médias et d’amuser la galerie. Celle, notamment, de la Fondation Cartier pour l’art contemporain avec laquelle il a collaboré, manifestement trop heureuse de pouvoir s’acoquiner avec un penseur qui ne parlera pas trop d’inégalités sociales…

Jean Jacob



1. P. Virilio, Stratégie de la déception, Galilée, 1999, p. 68.
2. J. Bricmont et A. Sokal, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997, p. 153.
3. P. Virilio, Défense populaire et luttes écologiques, Éditions Galilée, 1978.
4. P. Virilio, L’Horizon négatif. Essai de dromoscopie, Éditions Galilée, 1984, p. 305.
5. La première partie de cet article, dans Le Monde libertaire, n° 1622, traite largement des conceptions d’Ellul. (Ndlr.)
6. P. Virilio, Cybermonde. La politique du pire, entretien avec Philippe Petit, Textuel, 1996, p. 77.
7. Ibid., p. 81.
8. P. Virilio, L’Administration de la peur, entretien avec Bertrand Richard), Textuel, 2010, p. 72.