À propos du Crépuscule d’une idole : quand l’enfant tue son père

mis en ligne le 6 juillet 2010
Michel Onfray sous-titre son livre « L’affabulation freudienne. » 1 La charge est massive. Nous pouvons lire : « On découvre un Freud de mauvaise foi, opportuniste, envieux, intéressé, teigneux, hésitant, sûr de lui, avide de succès, de notoriété et d’argent, courant après la reconnaissance universitaire, névrosé, somatisant, croyant à la numérologie, à l’occultisme… » Onfray enfonce le clou : « Une mauvaise foi butée chez un individu qui refuse de reconnaître ses erreurs et préfère tout incendier plutôt que d’avouer une erreur avérée.»
Le diagnostic de l’auteur tombe parfaitement dans la terminologie des débuts de la psychanalyse : « Tout Freud est donc là ; la psychonévrose du personnage avec une tabagie comme addiction compulsive. » La volonté d’abattre Freud ne fait pas de doute. Mais un tel acharnement ne manque pas d’intriguer. Pourquoi ?
Six cents pages pour démolir le fondateur de la psychanalyse ! Le titre de l’ouvrage est surprenant. Freud n’est pas une idole, juste un maillon dans la chaîne de ceux qui ont élaboré la thérapie. Manifestement, l’érection de la statue a pour fonction de permettre son déboulonnement. C’est la tâche à laquelle s’est attelé le philosophe.
Pour lui, la psychanalyse n’est pas une discipline thérapeutique, juste « une illusion, une apparition, un mirage dans le désert ». Freud n’est donc pas un psychanalyste, mais un fakir, un charlatan ou un gourou, quand il prétend soigner. En réalité, Le Crépuscule d’une idole veut démontrer que Freud n’est rien d’autre qu’un philosophe.
L’auteur des Études sur l’hystérie prend sa revanche sur les philosophes qu’il trouve méprisants, en proposant une théorie qui n’est rien d’autre que sa propre vision du monde.
Michel Onfray conteste l’existence du complexe d’Œdipe. Il estime que c’est une invention de Freud, liée à son autoanalyse, mais ne correspondant à aucune réalité socioculturelle. Il en parle, faisant référence à une lettre à Fliess du 15 décembre 1897, comme « sa découverte du prétendu complexe d’Œdipe ! ». Mais, avec un aplomb incroyable, il affirme que Freud était le seul homme à avoir ce complexe à la fin du XIXe siècle et écrit sans sourciller : « Cette pathologie n’avait pas de nom, elle deviendra sous la plume de Freud le complexe d’Œdipe dont il fera une pathologie universelle dans le seul but de vivre moins seul avec elle… » Souvent redondant, le philosophe ajoute quelques pages plus loin : « Voici donc la clé de l’épistémologie freudienne : l’extrapolation d’une théorie universelle à partir d’une aventure personnelle. »
Reprenons le débat à la base. Depuis Malinowski, Margaret Mead, Lévy-Strauss, Georges Devereux et Tobie Nathan, nous savons avec certitude que l’Œdipe n’est pas universel. Les structures mentales des individus fonctionnent à partir de l’intégration de schémas clairement ethniques, culturels et religieux. La problématique la plus courante chez les Occidentaux ne se retrouve pas chez les Wolofs, les Antillais, les Rénionnais, les Indiens d’Amérique ou les Kanaks immergés dans leur culture. Par contre, elle apparaît chez ceux qui sont installés dans un pays occidental depuis deux ou trois générations. Ce n’est, d’ailleurs, pas pour rien que ceux qui sont en cours d’acculturation se construisent à partir d’une double appartenance et souffrent souvent de problèmes identitaires.
S’en prendre à Freud pour démolir la psychanalyse consiste à faire l’économie de ses contemporains et successeurs. Cette méthode thérapeutique n’est pas l’invention du seul médecin viennois. Comme le remarque à juste titre Onfray, d’autres y ont largement contribué : Janet, Breuer, Bleuler, Charcot, pour ne citer que ceux-là. Puis il y a eu Rank, Jung, Adler, Reich, Mélanie Klein, Dalbiez, Groddeck, Balint, René Held, Nacht, Lagache, Winnicot, Lacan et tant d’autres.

La discipline s’est étoffée
Au départ subversive et respectueuse de la liberté, elle a constaté que le complexe d’Œdipe ne concernait qu’une partie des individus. Adler a mis en évidence le fait que, pour certains, le problème n’était ni sexuel, ni incestueux, mais plutôt de l’ordre de la volonté de puissance et du sentiment d’infériorité.
Nous-mêmes, aujourd’hui, avons des sujets qui ne nous entraînent pas du tout sur le terrain de la sexualité. Le manque de confiance en soi, les carences narcissiques primaires et la compulsion de répétition à l’échec les amènent à surcompenser dans une revendication de supériorité à laquelle ils ne croient pas vraiment eux-mêmes.
De plus, Jung, sans doute moins phallocrate que Freud, s’est rendu compte que parler d’Œdipe pour une femme serait une aberration. Dans ce complexe, en effet, le garçon est inconsciemment amoureux de sa mère et donc rival de son père. C’est pourquoi, cherchant un nom dans l’Antiquité, il a trouvé celui d’Electre qui, pour la fille, est symétrique d’Œdipe. Il aurait, du reste et sur le plan symbolique, tout aussi bien pu retenir le nom d’Antigone.

Les contre-cartes postales d’Onfray
Dans ce qu’il appelle ses contre-cartes postales, Onfray conteste toutes les idées fortes de la psychanalyse. Dans la deuxième, il nie le « refoulement strictement libidinal et… œdipien ». Ce qu’il ignore, c’est que beaucoup de problèmes psychopathologiques n’ont rien à voir avec la libido au sens strict du mot et encore moins avec l’Œdipe. Tous les psychanalystes d’aujourd’hui le savent. L’argument est donc passéiste et, de ce fait, dépassé. Avec Wilhelm Reich, le concept de la libido a été remplacé par celui d’énergie vitale.
Avec la cinquième contre-carte postale, il assimile la psychanalyse à la magie et à l’effet placebo. Il ignore magnifiquement le transfert et le contre-transfert, les émotions et les sentiments partagés par le patient et le thérapeute qui permettent à l’analysant de revivre son histoire, de l’analyser et de se reconstruire. Mais encore faut-il l’avoir vécu pour le savoir…
Le Crépuscule d’une idole assène : « La psychanalyse, c’est la thèse de ce livre, est une discipline vraie et juste tant qu’elle concerne Freud et personne d’autre. » Soit ! Mais, alors, pourquoi Michel Onfray a-t-il besoin, lui aussi, de tuer l’un de ses trois substituts paternels, Sigmund Freud ? Et à quand Marx et Nietzsche ? En tout cas, Sigmund n’est pas seul. Avec Michel, ils sont deux à pratiquer le meurtre du père.

La psychanalyse : méthode thérapeutique ou philosophie ?
Prétendre que la psychanalyse n’est pas une méthode thérapeutique, mais une philosophie, est une double erreur, car nous trouvons autant de philosophies que de psychanalystes et c’est, de surcroît, nier les innombrables succès obtenus par la plupart d’entre eux. Les échecs existent. Mais ils ne suffisent pas pour autant à invalider la théorie et ses applications pratiques. N’oublions pas qu’il existe de nombreuses écoles psychanalytiques et que tel ou tel argument d’Onfray peut s’avérer exact pour l’une et pas pour l’autre. Par exemple, Onfray s’attaque à ce qu’il appelle la ritournelle de Freud : « Le rêve est l’accomplissement (déguisé) d’un souhait (réprimé, refoulé). » Il y a longtemps que ce schéma simpliste a été abandonné. Le rêve est beaucoup plus compliqué que cela ! Ce peut être une peur, une angoisse, une terreur, une fuite, une anticipation, une compulsion de répétition d’échec, un déni du réel, un retour en son contraire, une tentative d’exorcisme et tellement d’autres constructions… La réalisation d’un désir inconscient, oui, bien sûr, cela peut arriver, mais ce n’est pas la règle.
Reprenons l’affirmation péremptoire d’Onfray : « La psychanalyse, c’est la philosophie de Freud et non une doctrine scientifique universellement valable. » Qui prétend que la psychanalyse est scientifique ? Aujourd’hui, plus personne ne s’y risquerait. C’est une technique rigoureuse aux multiples points forts, selon les approches, mais en aucuns cas universelle, l’ethnopsychiatrie l’a prouvé depuis longtemps.
L’affabulation freudienne s’exclame de manière grandiose : « Mesurons avec effroi combien l’obsession du meurtre du père génère chez Freud des prises de position extravagantes, délirantes, incompréhensibles, antisémites même… » Que ne mesurons-nous pas avec terreur l’acharnement du fils Onfray à tuer le père Freud ?
Comble de l’ironie, dans sa machine à détruire, l’auteur du Crépuscule d’une idole emploie un terme psychanalytique, pulsion de mort, sans réaliser que, par le fait même, il valide ce qu’il veut anéantir. Pire, il ignore, encore une fois, que ce concept a été très critiqué et même retiré du corpus analytique par Reich et ses descendants. De nombreux analystes freudiens et même lacaniens y ont également renoncé. Il s’agit tout simplement de la pulsion de vie malade.
Par contre, souligner le déni du corps de Freud constitue une juste remarque de la part d’Onfray. C’est ce qui explique la remise en question de la psychanalyse classique par Reich, qui, de surcroît, a souligné l’importance de la dimension politique. D’où l’invention d’une thérapie désormais bio-psycho-sociale.
Histoire de se faire plaisir, Onfray essaie de ridiculiser les diverses théories psychanalytiques : « Pour un même objet d’analyse, on obtient des diagnostics hétérogènes et personnels du genre : complexe d’Œdipe freudien, infériorité d’organe adlérien, archétype jungien, stase d’orgone reichienne, objet petit “a” lacanien et autres constructions topiques performatives avec lesquelles se construit l’histoire de la psychanalyse. »
C’est incroyablement réducteur. Pour la seule théorie reichienne, l’important symptôme d’un patient ne se résume pas à une stase d’énergie. Il est, de plus, inutile d’employer le mot « orgone » qui, en l’occurrence, n’ajoute rien. Il serait plus juste de dire que le sujet qui a été traumatisé a eu tellement peur qu’il s’est enfermé dans une cuirasse et que ce fonctionnement de survie l’empêche de vivre, d’aimer et d’être heureux.
Onfray attire notre attention sur le fait que Freud, dans Cinq psychanalyses, prétend que sa méthode « incarne la panacée en matière de recouvrement de la santé mentale ». Et après ? Si Reich, dans L’analyse caractérielle, souligne qu’il faut cesser d’interpréter à tout prix et de se cantonner à l’attitude passive de l’écoute des associations libres, c’est, en 1930, en raison des échecs de la psychanalyse. D’où son idée de s’intéresser aux défenses et à la ligne des résistances. Cela fait quatre-vingts ans !

La psychanalyse : seulement pour les bourgeois ?
C’est avec raison, par ailleurs, que Michel Onfray dénonce le prix exorbitant des séances de Freud, ce grand bourgeois. Là encore, c’est pour remédier à cet écueil que Reich a créé des dispensaires gratuits à Vienne et à Berlin pour les personnes en difficultés financières. Qui s’en souvient parmi les psychanalystes de maintenant ? Certains répètent sans scrupules la phrase de Freud : « On sait que le fait de pratiquer un traitement à bas prix ne contribue guère à faire apprécier ce dernier. » Un chômeur qui règle 10 euros pour une séance paie aussi cher que le directeur d’une entreprise de communication qui en paie 70.

De la névrose hystérique à la névrose identitaire

Avec le complexe d’Œdipe et le fameux symbole phallique, Freud, digne représentant de son époque, s’affirme phallocrate et misogyne. C’est pourquoi nous ne pouvons que remercier Jung d’avoir créé le complexe d’Electre pour les femmes. Mais il faut aller plus loin. Pourquoi appeler hystérie cette problématique consistant à effectuer du spectacle et de la séduction ? Cela semblerait signifier que le siège de cette pathologie est l’utérus. Pourquoi pas le vagin ?
En Occident, avec l’arrivée du féminisme, surtout depuis les années 1970, les cabinets de psychothérapeutes et de psychanalystes ont vu arriver autant d’hommes hystériques que de femmes. C’est pourquoi nous avons décidé de remplacer le concept de névrose hystérique par celui de névrose identitaire. Par ailleurs, pourquoi ne pas remplacer le symbole phallique par le symbole pantocratique, qui est celui de la toute-puissance ?

La question du normal et du pathologique
Néanmoins, il est un point sur lequel nous devons donner raison à Freud et non pas à Onfray, c’est sur la question du normal et du pathologique. Freud postule avec raison qu’il y a une graduation progressive depuis le sujet le mieux portant jusqu’au fou le plus furieux. C’est toujours un être humain. Il n’y a pas de différence de nature entre les deux. Mieux, nous observons des états de plus en plus compliqués et graves, en partant de celui qui jouit d’une bonne santé mentale pour arriver à celui qui a complètement perdu la raison.
Onfray ne supporte pas cette vision nuancée, réaliste, progressive et essentiellement humaniste. Il la qualifie de nihilisme ontologique et part dans un délire sécuritaire digne de Sarkozy : « Si le fou équivaut à l’homme en bonne santé psychique, si l’asile psychiatrique se trouve rempli de malades mentaux se distinguant à peine des médecins censés les soigner, si le médecin ne se sépare guère du malade, alors tout vaut tout et, désormais, rien ne permet plus de penser ce qui distingue le bourreau de sa victime. »
Il ne faut pas se mettre à l’abri des mots. Le médecin et le malade sont une seule et même personne, sauf que l’une va à peu près bien et que l’autre plutôt mal.

La critique freudo-marxiste
Michel Onfray se reconnaît dans la critique freudo-marxiste de la psychanalyse. Il oublie que le freudo-marxisme est une théorie qui n’a jamais abouti. Elle se solde par un échec. Il n’est pas possible d’effectuer la synthèse du freudisme orthodoxe qui est franchement complice du capitalisme et du marxisme qui préconise son abolition.
Même les militants de Sexpol, en France, de 1970 à 1980, n’ont pas réussi à mener à bien cette tentative. Reich, qui était à l’origine de cette entreprise impossible, y a renoncé dès 1934. Il suffit de lire Psychologie de masse du fascisme. À la fin de sa vie, Reich n’était pas loin d’un véritable anticommunisme primaire.

Conclusion
Il ne sert à rien d’exécuter Freud. Il est mort depuis longtemps. Et la psychanalyse existe toujours. Continuons à la faire évoluer sur le plan social et politique. À cet égard, Wilhelm Reich, toujours lui, nous a magnifiquement ouvert la voie, avec la "démocratie du travail". Le personnel de l’entreprise prend ses décisions en assemblée générale. Il n’a pas besoin de chef. Les rémunérations sont égales à travail égal. Cette idée peut s’étendre au quartier, à la ville, à la région, à la société tout entière.
Est désormais possible la synthèse psycho-politique des idées reichiennes et libertaires. Le « type génital » de Reich est l’être libre et respectueux de la liberté d’autrui, décrit par les grands penseurs de l’anarchisme.

1. Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, Grasset.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


françoise

le 9 janvier 2012
j'ai écouté Onfray,l'été sur france-culture et j'étais étonnée de sa haine maladive envers freud.J'aime beaucoup votre réponse!

Gian

le 23 février 2014
Je découvre tardivement ton papier, il est excellent, mais je reste ravi qu'Onfray ait dézingué le Sigmund qui a formaté beaucoup plus de consciences bourgeoises qu'il n'a libéré des névrosés de leurs maux. Quant au SEXPOL français (janv. 1975 - oct. 1980 !), il est étrange que tu le range sous la bannière freudo-marxiste de feu son ainé des années 30 ! J'ai la collection complète, tu pourras vérifier, son orientation était clairement reichienne et libertaire. En sus, pourquoi parler d'échec et d'entreprise impossible ? Les SEXPOL ont aidé beaucoup de gens en leurs temps respectifs. Il n'y aurait donc de succès et de victoires que dans les mouvements éternels ? Peux-tu m'en citer un seul ? L'église catho, qui a dégusté sévère avec 68 ? Et l'anarchisme, que je sache, n'est pas mort avec la Retirada et Franco. Je t'embrasse.

Gian

le 23 février 2014
... que tu le ranges... et ...feu son aîné...