Je viole, tu violes, ils violent : de la culture du viol

mis en ligne le 19 septembre 2013
Avec septembre viennent la rentrée universitaire et sa flopée de « semaines d’intégration ». L’alcool est devenu l’ingrédient indispensable pour construire « l’esprit de promo » et ces versions modernes du bizutage sont d’abord des marathons alcoolisés. L’organisation d’événements pour s’enivrer pour pas cher et dans de bonnes conditions demande beaucoup d’énergie aux élèves. Ces fêtes orgiaques fonctionnent sur un non-dit : accepte nos lois, tu seras des nôtres. Refuse, et tu ne pourras pas profiter des avantages d’appartenir à notre communauté.
En septembre dernier, une étudiante de Toulouse est violée pendant une telle semaine, par trois jeunes hommes. Elle se souvient parfaitement avoir été appelée par son prénom mais, à cause de l’alcool ingéré plus tôt dans la soirée et du stress intense qui résulte de cette épreuve traumatisante, elle n’est pas en mesure d’identifier avec certitude ses agresseurs. Ni une ni deux, l’administration ainsi que tous les autres étudiants font bloc : les violeurs sont obligatoirement des personnes venues de l’extérieur. En aucun cas, ils n’auraient pu être des étudiants de l’école. En discutant avec les uns et les autres, une évidence s’impose : à aucun moment ne les effleure l’idée que l’alcool et la drogue qui circulent abondamment lors de ces soirées induisent des dérives comportementales chez les étudiants masculins. Prendre une jeune femme de force n’est pas, à leurs yeux, un acte favorisé par l’alcoolisation ni l’ambiance volontairement trash qui est instaurée pendant cette période. L’épisode se répète pourtant tous les ans, dans de nombreuses écoles et universités du monde. Une récente étude du département de la Justice américain, relayée par ABC News, estime qu’une étudiante sur quatre est victime de viol ou de tentative de viol pendant ses années d’études. Détail. Broutille. Dans la même école toulousaine, une jeune femme avait été ostracisée pour avoir dénoncé des anciens élèves qui, traditionnellement, conservent la clé de leur ancienne chambre et s’invitent ainsi chez le nouveau locataire à l’occasion de la première semaine de cours. En refusant que des hommes inconnus puisent entrer librement chez elle, elle avait contrevenu aux coutumes et s’était vu obligée de quitter l’école à cause de l’hostilité générale générée par sa protestation.
Choquée de voir des élèves et des membres de l’administration préparer le cœur léger la semaine d’intégration de cette année, j’insiste, je questionne. Je m’entends alors répondre que des mesures ont été prises : l’école conseille aux jeunes étudiantes d’éviter d’abuser de substances alcoolisées ou illicites et de rester en groupes afin d’éviter les « débordements » de l’an dernier. À aucun moment, on envisage d’inciter les hommes à ne pas boire car ils pourraient violer. On apprend aux femmes à se protéger ; apparemment, il n’y a rien à apprendre aux hommes. Si j’évoque la jeune femme agressée l’année précédente de façon plus insistante, la remarque fuse, sans cesse reprise par toutes les bouches : « Elle n’aurait pas dû boire autant. » Voilà. La messe est dite. Nous sommes face, une fois de plus, à un élément de ce qu’on appelle la « culture du viol ».

Mythes autour du viol
On appelle « culture du viol » l’environnement social et médiatique dans une société patriarcale dans laquelle les violences sexuelles sont tolérées, excusées et tendent à être banalisées. La culture du viol valide un certain nombre de mythes autour du viol. Les agressions à caractère sexuel sont entourées d’attitudes et de croyances fausses mais profondément et constamment entretenues. Ces mythes collectifs servent à justifier l’attitude des agresseurs qui, en s’appuyant sur eux, peuvent ensuite individuellement se dédouaner d’avoir commis un crime. Buddie et Miller, dans « Beyond rape myths : A more complex view of perceptions of rape victims » (article paru dans Sex Roles 1), montrent, dans une étude utilisant des questions ouvertes, que 66 % des personnes interrogées adhéraient aux mythes autour du viol. Quand les participants aux études citées précédemment percevaient un fort niveau d’acceptation des mythes sur le viol chez les autres, leur propension à exercer des violences sexuelles augmentait, du moins si eux-mêmes adhéraient au préalable à ces mythes. En effet, la propension au viol des hommes adhérant peu aux mythes sur le viol n’était pas beaucoup affectée par les supposées réponses des autres. Cela est plutôt cohérent, car les normes sont surtout efficaces quand elles renforcent des attitudes préexistantes 2. La société encourage ainsi à croire qu’un viol est le plus souvent commis la nuit, par un inconnu, dans un lieu isolé. Les femmes violées sont jeunes, jolies, habillées ou se comportent de façon sexy.
Or les hommes sont également victimes de violences sexuelles. Selon l’enquête « Contexte de la sexualité en France de 2006 », 16 % des femmes et 5 % des hommes déclarent avoir subi des rapports forcés ou des tentatives de rapports forcés au cours de leur vie. Les victimes sont de tout âge, de tout milieu socioprofessionnel ; ainsi, aux États-Unis, 15 % des victimes avaient moins de 12 ans. Les femmes en situation de handicap physique ou mental sont plus sujettes que les femmes valides à subir un viol. Certaines études avancent qu’elles pourraient être quatre fois plus sujettes à des situations de violences sexuelles. Lorsque Nafissatou Diallo a déclaré avoir été violée, beaucoup ont mis en avant qu’elle était trop laide pour l’avoir été. Les accusés de Créteil ont également mis en avant le physique d’une des victimes lors du procès. Dans « Sexy dressing revisited : does target dress play a part in sexual harassment cases ? » Theresa M. Beiner 3 étudie la corrélation entre une tenue sexy et des cas de harcèlements sexuels. Elle montre qu’il n’y a aucun lien et que les femmes harcelées ne l’ont pas été pour leur tenue.
Le Comité féministe contre le viol, qui gère le numéro vert SOS viol, a pu mener des enquêtes statistiques et confirme que les viols ont lieu à proportion égale le jour ou la nuit et dans 67,7 % des cas, au domicile de la victime ou de l’agresseur. Les études montrent également que dans 74 % à 90 % des cas, la victime connaît son agresseur. Le viol est avant tout un crime de proximité commis par des parents, amis, voisins, collègues… Ces mythes ne servent qu’à contrôler la liberté de mouvement des femmes et à nier les réalités du viol. On cite aux femmes un catalogue de situations, de lieux et de comportement dits provocants qu’il faudrait éviter à tout prix, pour notre propre sécurité. Curieusement, les « experts » oublient de conseiller le célibat comme stratégie préventive. Personne n’a envie d’expliquer aux femmes qu’elles doivent se méfier avant tout de ceux qu’elles connaissent. Au contraire, les femmes sont invitées à ne jamais sortir seules (« seules » voulant dire sans homme car plusieurs femmes ensemble sont toujours perçues comme « seules »).
Les victimes de viol sont celles qui souffrent le plus directement de ces mythes, qui ont pour principale conséquence de les blâmer et de déresponsabiliser le violeur. La responsabilité du viol est donc déplacée du coupable vers la victime. En français, par ailleurs, la forme « il/elle s’est fait violer » (appelée « causatif pronominal ») est très courante alors qu’à l’inverse, le passif « il/elle a été violé[e] » est beaucoup plus rare. Or plusieurs études de grammaire indiquent que ces deux expressions n’ont pas exactement le même sens : la construction causative pronominale implique une certaine responsabilité ou du moins une activité volontaire du sujet.

Banalisation
La culture du viol affirme que le viol et les agressions à caractère sexuel ont quelque chose à voir avec la sexualité, alors qu’ils ne sont que crime et affirmation d’une domination. Les violences dites sexuelles ou sexuées posent un problème de définition, car parler de violences sexuelles revient à valoriser le point de vue de l’agresseur. Car s’il est clair que le viol fait partie de la sexualité du violeur, il ne fait pas du tout partie de la sexualité de la femme violée, et donc parler de violences sexuelles et non sexuées biaise déjà le problème.
Dans l’espace public, un homme a beaucoup plus de risques d’être tué qu’une femme ; pourtant on ne va jamais lui souligner que s’il sort de chez lui, il risque de finir poignardé ou tabassé à mort au coin d’une rue. La liberté de mouvements des hommes n’est pas bridée malgré les risques d’agression. On ferait rire tout le monde si une femme proposait à un homme de le raccompagner chez lui. Et pourquoi pas ? Or, femmes et hommes continuent à répéter aux femmes de « faire attention ». Tout le monde a parfaitement intériorisé, admis, que les femmes risquent d’être violées un jour. Dès leur plus jeune âge, on met en garde les petites filles, qui grandissent avec la peur au ventre.
Il y a, en France, entre 50 000 et 75 000 viols par an. Seulement 10 % des victimes portent plainte et seulement 10 % de ces plaintes aboutissent à une condamnation. Le chiffre est sans aucun doute encore inférieur pour les victimes de sexe masculin. De deux choses l’une. Il serait abberrant de penser que de nouveaux hommes violent chaque année (la situation serait beaucoup plus grave qu’on ne le pense) ; beaucoup de violeurs récidivent, il ne peut en être autrement. On connaît toutes et tous des victimes de viol. Où sont les violeurs ? Évidemment, vous allez me répliquer que personne ne va sensément se reconnaître comme violeur. Des études ont été menées sur des groupes d’hommes lambda, en leur posant des questions sans prononcer le mot « viol ». Par exemple, être avec une femme qui leur dit qu’elle est trop ivre et ne veut pas avoir de relations sexuelles. À un moment donné, elle est tellement ivre qu’elle s’endort. La question dit que l’homme en profite pour faire ce qu’il veut et l’on demande aux personnes interrogées si elles sont d’accord avec son comportement. 30 % à 35 % diront que oui, ils pourraient adopter des conduites qui sont des viols. À croire qu’il y a un flou bien pratique sur ce crime. Tout le monde est d’accord pour condamner le meurtre. Pour le viol, c’est avant tout une histoire de contexte. Une partie des plaintes pour viol est requalifiée ; c’est-à-dire qu’on requalifie un viol (un crime) en agression ou atteinte sexuelle qui ne sont plus que des délits avec évidemment une peine de prison inférieure. Il y a toujours une bonne raison pour dire que ce n’était pas vraiment un viol et que ce n’est pas si grave que ça. Tout le problème de la culture du viol réside dans ce flou, sans cesse entretenu.

Esthétisation
Le viol fait l’objet d’une esthétisation comme nul autre crime. Au travers des médias, on assiste à une esthétisation systématique de ce genre de violence à des fins mercantiles. Si le viol a toujours été représenté dans nos sociétés occidentales de façon très esthétisée, ce phénomène a longtemps été cantonné à l’art : les thèmes de l’enlèvement de Proserpine, le viol de Lucrèce, de Leda ou Danaé, récurrents dans l’histoire de l’art, peuvent être vues comme des représentations esthétisantes et excitantes du viol. Beaucoup de publicités associent et superposent deux images de la femme : objet de violence et objet de désir. En se retranchant derrière une visée prétendument érotique et des jeux de sous-entendus et d’ambiguïtés, ainsi que derrière une sorte de connivence virile avec le spectateur, les réalisateurs et publicitaires n’hésitent pas à multiplier les images de femmes malmenées par des personnages masculins cantonnés dans le rôle de prédateur. Les auteurs choisissent toujours de donner au spectateur le point de vue de l’agresseur et non celui de la victime. Combien de mains d’hommes saisissant le corps d’une femme (ou même des fragments de corps féminins sans visage) dans un geste clair d’appropriation, sans indication aucune sur le fait que la femme soit d’accord ou non ? La marque Dolce et Gabbana n’avait pas hésité en 2007 à faire paraître une photo présentant une jeune femme couchée à terre et immobilisée de force par un homme à demi-nu, le nez chaussé de lunettes noires. Autour d’eux, quatre jeunes hommes tout en muscles, plus ou moins dévêtus, debout, contemplent froidement la scène. La référence à une scène de viol collectif est transparente.
Cette esthétisation contribue à brouiller la frontière entre séduction et agression. En représentant de façon systématique les femmes en dominées sexy et les hommes en dominants séduisants, ces images entretiennent l’idée que la relation érotique est toujours fondée sur la domination. Une dizaine de blogs féministes a lancé le 5 septembre un appel contre l’incitation au viol sur Internet et en particulier d’un site de coaching en séduction. Seduction By Kamal est un site d’apprentissage des techniques de « pick up artist », à savoir « artiste de la drague ». Il s’agit de techniques de « drague » et de conseils en matière de sexualité. Le site, géré par la société SBK Coaching, génère du profit grâce à la vente de livres numériques. Il ne s’agit pas d’un petit blog isolé. D’après son créateur, ce site reçoit 20 000 visiteurs par jour, le chiffre d’affaires de la société SBK Coaching serait de l’ordre de 10 000 euros par mois. Sa page Facebook est suivie par près de 17 000 personnes. L’indignation s’est focalisée sur un article violent en accès libre et gratuit intitulé « Comment bien baiser : les secrets du sexe “hard” ». Les propos sont explicites : pour bien « baiser », l’important est de ne pas tenir compte du consentement de sa « partenaire ». Alors que le site a été signalé à plusieurs reprises, rien n’a été fait par la justice. Je ne résiste pas à l’envie de vous en livrer quelques extraits : « Ne lui demandez pas si vous pouvez la pénétrer comme un animal sauvage, faites-le ! » « Appliquez-vous à aller en profondeur et à ne stopper la cadence que quand VOUS le décidez ! Elle se plaint ? Pas pour longtemps ! » « Pensez que votre masculinité passe par les coups de boutoir infligés avec votre membre ! » « Cette méthode est relativement efficace quand on rencontre une inconnue. »
Les images renvoyant à des agressions sur des femmes passives incitent à faire porter la culpabilité sur les victimes et nous conditionnent à voir les femmes comme faibles, incapables de se défendre en cas d’agression (voire à décourager les femmes d’essayer de le faire). Cette croyance d’une vulnérabilité typiquement féminine explique en partie pourquoi de nombreuses victimes n’osent pas réagir face à une menace. Tant qu’on fera croire aux femmes qu’elles sont faibles, tant que l’on fera croire aux hommes que les femmes sont faibles, elles le resteront. Les hommes sont également victimes de cette culture du viol dans la mesure où on les dépeint comme des animaux, incapables de contrôler leurs pulsions sexuelles ni de faire la distinction entre le bien et le mal. Comprenons plutôt que le viol est éminemment culturel. La culture du viol naturalise le viol ; elle explique qu’il existera toujours et qu’il faut faire avec.
L’état, quant à lui, prend le problème à bras le corps, veillant à fournir les meilleurs soins et suivis psychologiques aux personnes ayant été agressées. Ces mesures sont bien sures indispensables, mais sans questionnements et remise en cause de la culture du viol dans laquelle nous baignons, elles ne font qu’aggraver les choses. On soigne les corps meurtris, les traumatismes psychologiques (et encore, de nombreux progrès sont à faire quant aux soins post-agression), mais l’on tend à ramener toujours davantage les femmes à leur statut de victime. Puisque la justice ne suit pas et que les normes patriarcales sont toujours en place, la personne n’est pas victime d’un crime, commis à un moment donné par un coupable précis. Il ne lui est arrivé que ce qui, malheureusement, risque d’arriver à toutes les femmes, surtout si elles contreviennent aux règles patriarcales. Si l’immense majorité des agressions ne sont jamais signalées, c’est parce que la victime qui avoue s’inflige un deuxième traumatisme : celui de voir son comportement décortiqué, sa parole mise en doute et de se voir stigmatisée à vie, de devenir « la violée » – définie par son viol, réduite à ce qu’elle a subi. On éduque les femmes dans la peur, qu’on leur apprend à se terrer, à restreindre leurs libertés au lieu d’apprendre aux hommes à ne pas violer.










1. Amy M. Buddie, Arthur G. Miller, « Beyond rape myths : A more complex view of perceptions of rape victims », Sex Role, 2001, p. 139-160.
2. Theresa M. Beiner, « Sexy Dressing Revisited : Does Target Dress Play a Part in Sexual Harassment Cases ? », Duke Journal of Gender Law & Policy, 2007, p. 125-152.
3. Bohner G, Siebler F, Schmelcher J., « Social Norms and the Likelihood of Raping : Perceived Rape Myth Acceptance of Others Affects Men’s Rape Proclivity », Personality and Social Psychology Bulletin, 2006, p. 286 – 297.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Asticot

le 8 octobre 2013
Bravo pour ce formidable article, j'adhère à tous les arguments soulevés, hormis un petit point stylistique qui m'a dérangé, je parle de la référenciation des hommes à des "animaux", comme si cela avait quelque chose de rabaissant. Je ne suis pas d'accord avec cette connotation négative, dans la mesure ou tous, hommes et femmes, sommes des animaux.
Je pense au contraire qu'il est tout à fait dans l'esprit patriarcal de considérer les femmes comme appartenant au règne animal (donc faibles, dominées, réifiées...), et les hommes comme des êtres de raison éminemment humains, et dont les "besoins" ne doivent par conséquent pas être frustrés, d'où cette culture du viol et cette justification.
Par ailleurs je ne pense pas que le viol et les violences sexistes soient l'apanage des autres espèces, et que la nôtre se porte malheureusement très bien en ce domaine.

Encore merci pour cet article.