Une tempête féministe

mis en ligne le 25 septembre 2014
Silvia Federici est une universitaire américaine, enseignante et militante féministe radicale. Membre du Midnight Notes Collective, elle est professeur émérite à la Hofstra University de New York. Son œuvre aborde la philosophie et la théorie féministe, l’histoire des femmes. Suite à un long séjour au Nigeria dans les années 1980, elle se penche sur l’impact des politiques du FMI et de la Banque mondiale en Afrique. Paru aux États-Unis en 2004, Caliban and the Witch. Women, the Body and Primitive Accumulation est devenue un classique des études marxistes-féministes. Il en existe désormais une traduction française publiée aux éditions Autremonde. Un entretien avec Silvia Federici à propos de son ouvrage a été réalisé en juin 2012 par Manel Ros pour le journal En lucha. On peut le retrouver sur le site La Voie du jaguar.
Le titre Caliban et la sorcière est un clin d’œil à la pièce de Shakespeare La Tempête, à laquelle l’auteur fait régulièrement référence. Caliban, personnage monstrueux, esclave du mage Prospero, est le fils de la sorcière Sycorax. Son nom est une anagramme du mot « canibal ». Dans le cadre de la critique de la colonisation, Caliban a été désigné comme symbole de l’indigène opprimé. C’est le cas en particulier dans la pièce Une Tempête d’Aimé Césaire. Pourtant, Caliban est ici vu bien plus qu’un rebelle anticolonial. C’est un symbole du corps prolétaire comme lieu et instrument de résistance à la logique capitaliste. Caliban est donc le symbole des exploités et des opprimés, quand la sorcière est celui des femmes diabolisées, également opprimées et sacrifiées. Le personnage de la sorcière Sycorax, relégué à l’arrière-plan dans La Tempête, est ici au premier plan. La sorcière incarne les figures féminines en résistance que le capitalisme s’ingénie à détruire.

« Transition vers le capitalisme »
La période étudiée, chère aux marxistes, est souvent désignée par l’euphémisme « transition vers le capitalisme ». Le passage de la société féodale au capitalisme à l’issue du Moyen-Âge est revisité par l’auteur qui y introduit la perspective particulière de l’histoire des femmes, du corps et de l’accumulation primitive. Si le concept de l’« accumulation primitive » est celui que Marx emploie dans le livre I du Capital pour caractériser le processus historique sur lequel est fondé le développement des rapports capitalistes, on est loin avec Caliban et la sorcière de l’orthodoxie marxiste et de l’idée que le capitalisme marquerait l’apparition du travail salarié et donc du travailleur « libre ». Comme le souligne Silvia Federici, cette idée contribue à dissimuler et naturaliser la reproduction, indispensable à la production de la force de travail que sont les travailleurs.
Il ne s’agit pas de combler les manques de l’idéologie marxiste qui occulte totalement la place des femmes et d’écrire l’histoire des femmes dans le capitalisme, mais au contraire d’entièrement repenser l’histoire du capitalisme en s’appuyant sur le point de vue des femmes et de la reproduction comme clef de compréhension indispensable. Seulement ainsi peut être comprise la longévité du capitalisme, reposant sur sa capacité à instaurer volontairement des inégalités, et qui ne saurait être associé à aucune forme de libération.
Caliban et la sorcière est donc bien plus qu’un livre sur les sorcières et sur la chasse aux sorcières. L’auteur cherche à démontrer que le patriarcat n’existe pas de toute éternité, mais qu’au contraire il a volontairement été refondé par le capitalisme pour permettre l’accumulation de richesse. Par ce moyen, le capitalisme divise les travailleurs en deux « camps », masculin et féminin, pour affaiblir toute résistance possible de la part des exploités et contenir les processus révolutionnaires. Il s’assure également la complicité des travailleurs hommes qui tirent profit de l’oppression et de l’exploitation des femmes : libre disposition du corps des femmes à des fins sexuelles, travaux domestiques invisibles et gratuits, sentiment de pouvoir qui leur fait oublier leur condition prolétaire…
Silvia Federici réalise avec ce livre un magistral travail d’historienne. La longue introduction du livre a été publiée dans son intégralité sur le site de la revue Période. Dans cette introduction, l’auteur pose sa thèse. Au fil des pages, elle prend le temps de poser un par un les éléments de son argumentation en s’appuyant sur de nombreux travaux d’historiens antérieurs. Pas de raccourcis ni d’approximations. Ainsi, le sujet tant attendu de la chasse aux sorcières, « point culminant de l’intervention de l’État contre le corps prolétaire de l’époque moderne », n’arrive pas avant le quatrième chapitre, page 289. Pour Silvia Federici, comprendre l’histoire des femmes dans la transition du féodalisme au capitalisme implique de réfléchir aux rapports d’exploitation et de domination résultant des bouleversements instaurés par le capitalisme : privatisation de biens autrefois collectifs, nouveaux rapports de travail, etc. Ce que le capitalisme introduit aux XVIe et XVIIe siècles, il l’accompagne volontairement des transformations dans le procès de reproduction sociale et en particulier la reproduction de la force de travail : rapport entre production et reproduction, réorganisation du travail domestique, de la vie familiale, de la sexualité… Cette transition vers le capitalisme est une transition vers un monde de discipline et de contrôle permanent.

Structure de l’ouvrage
L’ouvrage se divise en cinq grands chapitres : « Il faut à tout ce monde un grand coup de fouet », « Accumuler le travail et avilir les femmes », « Le Grand Caliban », « La chasse aux sorcières en Europe » et « Colonisation et christianisation ».
Le chapitre « Il faut à tout ce monde un grand coup de fouet » reconstruit les luttes du prolétariat européen dans son combat contre le système féodal puis contre l’avènement du capitalisme, ravivant le souveanir d’une longue tradition de résistance. Pour Silvia Federici, « il est crucial de sauvegarder cette mémoire historique pour trouver une alternative au capitalisme ». En effet, à leur apogée, les luttes sociales du Moyen-Âge revendiquent un ordre social égalitaire fondé sur le partage de la richesse et les refus de tout pouvoir autoritaire. C’est aussi l’époque de mouvements populaires de femmes participant à l’élaboration de modèles de vie communautaires alternatifs. Est étudiée la politisation du sexe au Moyen-Âge par l’Église et les choix sexuels non orthodoxes comme attitudes anti-autoritaires visant à arracher au clergé le contrôle sur le corps. La lutte contre ces modèles de vie alternatifs vus comme hérétiques est le fait de l’Église, mais progressivement surtout de l’État qui se développe avec l’instauration du capitalisme. La question du sexe permet à l’État de discipliner et diviser le prolétariat médiéval. En « encourageant » le prolétariat à se reproduire au travers de lois répressives, l’État devient le garant de la reproduction de la force de travail.
Le chapitre « Accumuler le travail et avilir les femmes » se concentre sur la critique de l’idée d’accumulation capitaliste de Marx. Cette accumulation n’est pas seulement une accumulation de travailleurs et de capital, mais aussi « une accumulation de différences et de divisions dans la classe ouvrière, au sein de laquelle les hiérarchies reposant sur le genre, tout comme la “race” et l’âge, devinrent partie prenante de la domination de classe et la formation du prolétariat moderne ». Est analysé la transformation du corps en machine outil par l’esclavage, la criminalisation de la classe ouvrière et la soumission des femmes, de leur travail et de leur corps à de fins reproductives. Les concepts de masculinité et la féminité sont redéfinis. Les femmes sont moquées, avilies, leur travail dévalorisé. Leurs capacités reproductrices transformées en « fait de nature » au lieu d’être une activité sociale traversées d’intérêts divers et de rapports de pouvoir. D’après l’auteur, « le corps a été pour les femmes, dans la société capitaliste, ce que l’usine a été pour le travailleur salarié : le terrain originel de leur exploitation et de leur résistance ».
« Le Grand Caliban » est sous-titré « La lutte contre le corps rebelle ». S’intéressant au projet de la philosophie nouvelle de la mécanisation du corps et de rationaliser la nature humaine, ce chapitre fait la part belle à Descartes et Hobbes. Le corps est dénaturalisé, discipliné. Le prolétariat vu comme oisif, improductif et violent, est encadré et mis au travail par l’État et le capitalisme avec l’appui de la rationalisation scientifique de l’univers.
« La chasse aux sorcières en Europe » se consacre à la diabolisation du pouvoir des femmes, notamment sur leur fertilité. La continuité entre la chasse aux sorcières et la législation introduite pour réguler la vie familiale, le genre et les rapports de propriété est très justement soulignée, de même que la rationalisation capitaliste de la sexualité. Ainsi, la chasse aux sorcières n’est pas un phénomène incontrôlable de superstition et de violence populaire. Bien au contraire, il s’agit d’une initiative d’État institutionnalisée visant à contrôler le corps social et à anéantir définitivement toute velléité de résistance de la part des femmes : « On peut ainsi imaginer quel effet put avoir sur les femmes les vues de voisines, d’amies, de femmes de leur famille, brûlées sur le bûcher. » L’épisode de la chasse aux sorcières est donc un moment-clef de l’histoire du prolétariat, fait totalement occulté jusque-là.
Le dernier chapitre, « Colonisation et christianisation », a la particularité de rapprocher la diabolisation et le contrôle des femmes par le capitalisme de l’introduction volontaire du racisme en Amérique afin d’y diviser et contrôler les populations. Ces outils de déshumanisation similaires ont permis de justifier la colonisation, l’extermination des Indiens et l’esclavage.
À travers cet ouvrage passionnant, Silvia Federici ne se contente pas d’ajouter des éléments à ce que l’on connaissait déjà, mais tente en quelque sorte de redéfinir ce qu’est le capitalisme et se demande quelles sont les conditions de la longévité de la société capitaliste. La leçon politique à tirer de Caliban et la sorcière consiste en ce que le capitalisme, en tant que système économique et social, est nécessairement lié au racisme et au sexisme. Ainsi, au cœur du capitalisme, il n’y a pas seulement une relation entre salariat et esclavage, mais aussi entre accumulation et destruction de formes de vie. L’esclavage sous toutes ses formes ainsi que la volonté de soumettre les femmes ne sont pas fortuits mais une nécessité pour l’accumulation de richesses. Transformer les humains en salariés ou en esclaves, soumettre les femmes à l’autorité des hommes et les priver du contrôle de leur corps ne fut pas une entreprise facile pour le capitalisme et l’État, son bras armé. Au cours des siècles, les femmes ont payé le prix fort, à travers leur corps, leur travail, leur existence. Le capitalisme contemporain est l’héritier direct de son violent ancêtre et ce livre nous offre les moyens de comprendre l’origine des violences faites aux femmes et d’entamer un processus véritablement révolutionnaire.