Rudolf Rocker : penseur et praticien de l’émancipation sociale

mis en ligne le 10 juillet 2014
1748RockerPublié en janvier 2001, le premier numéro du « bulletin de critique bibliographique » À contretemps affirmait d’emblée sa volonté « de partir de l’écrit et d’y revenir, en renouant avec cette pensée critique qui fait tant défaut ». Un beau programme parfaitement, et lapidairement, défini à l’encontre des tares, qui allaient crescendo depuis les années 1980, d’un siècle commençant. Treize ans plus tard, et après quarante-huit numéros parus, il tire aujourd’hui sa révérence avec un fort copieux et substantiel numéro sur l’anarchiste allemand Gustav Landauer (1870-1919), laissant un vide que l’on ne remplacera pas facilement – si tant est que ce soit possible. Décidément, les temps ne sont guère cléments pour ceux qui s’obstinent dans la culture de l’écrit et dans la critique sociale.
Heureusement, on n’en a pas encore tout à fait fini avec À contretemps qui poursuit sa route, d’une autre manière, avec une collection éponyme de livres aux éditions libertaires, et, pour le présent volume, en coédition avec une nouvelle maison, Nada, en reprenant, et en complétant, des articles et des dossiers parus auparavant dans la revue.
Après un recueil sur l’Espagne, évidemment rouge et noire, en 2009 et un autre sur « trois écrivains de l’éveil libertaire » (Stig Dagerman, Georges Navel, Armand Robin) en 2011, À contretemps revient, avec ce nouveau volume, sur la figure méconnue de l’anarcho-syndicaliste allemand Rudolf Rocker (1873-1958).
En effet, en dehors d’un numéro ancien de la revue Itinéraire, aucun ouvrage en français ne proposait une synthèse sur la vie et l’œuvre de ce militant ouvrier allemand de premier plan dont seuls trois livres sont actuellement disponibles en français : Les Soviets trahis par les bolcheviks (Spartacus, 1998), Nationalisme et culture (Éditions libertaires/Éditions CNT-RP, 2008) et Théorie et pratique de l’anarcho-syndicalisme (Aden, 2011).
Né à Mayence dans une famille catholique, orphelin à 13 ans, Rudolf Rocker fut d’abord mousse durant quelques mois avant d’apprendre le métier de relieur. D’abord social-démocrate, il fut exclu du parti après le congrès de Halle (1890). L’année suivante, il assista au congrès socialiste international de Bruxelles et y fit la connaissance de l’anarchiste allemand Karl Höfer. Revenu à Mayence, il milite dans un groupe anarchiste clandestin et, repéré par la police, doit s’exiler en France. Durant le « temps des bombes », il comprend la révolte des propagandistes par le fait mais condamne la violence aveugle d’un Émile Henry : « Entre l’anarchisme et le terrorisme, écrira-t-il, il n’existe aucun point commun. L’un et l’autre sont absolument antinomiques. Ce qui distingue l’anarchisme de toutes les autres tendances du socialisme, c’est l’idée qu’on ne peut pas obliger par la violence les hommes à choisir la liberté. » À la suite de l’attentat de Sante Caserio contre le président Sadi Carnot, le 24 juin 1894, une vague de répression sans précédent toucha les milieux anarchistes tandis que le travail venait à manquer pour Rocker. Il quitta donc Paris pour Londres, considéré alors comme une terre d’accueil, le 31 décembre 1894. Dans la capitale britannique, il devint, bien que non-juif, l’un des principaux animateurs du mouvement ouvrier juif. Interné durant la Première Guerre mondiale comme ressortissant ennemi, il ne revint en Allemagne qu’en 1918. Il se consacra alors à la construction d’un syndicat anarchosyndicaliste, la Freie Arbeiterunion Deutschlands (FAUD), et à la création de la deuxième Association internationale des travailleurs. Celle-ci, fondée à Berlin (25 décembre 1922-2 janvier 1923) sur des principes fédéralistes et libertaires, regroupait les syndicats de onze pays d’Europe et d’Amérique latine, dont les plus importants étaient la CNT (Espagne), la Fora (Argentine) et l’USI (Italie). Rocker en fut le secrétaire international aux côtés d’Augustin Souchy (1892-1984) et d’Alexandre Shapiro (1882-1946). Exilé d’Allemagne en 1933, puis réfugié aux États-Unis, il se consacra à soutenir la CNT-FAI durant la guerre d’Espagne. Favorable à l’entrée en guerre de son pays d’accueil, il écrivit dans ses Mémoires : « Je désirais la défaite de l’Allemagne, non que les défauts, les contradictions et les injustices inhérentes au système capitaliste me fussent soudainement devenus sympathiques, mais simplement parce que je n’avais pas perdu le sens des proportions. »
Divisé en trois parties (« Mémoires d’anarchie », « Penser l’émancipation », « Addenda »), l’ouvrage alterne textes inédits, ou peu connus, de Rocker lui-même et études inédites des maîtres d’œuvre de ce volume (Gaël Cheptou et Freddy Gomez) pour les deux premières. Il propose d’abord une esquisse biographique du parcours de Rocker – « apatride conséquent » – à partir de ses Mémoires, jamais traduites en français, dont de nombreux extraits sont utilisés. En effet, cette autobiographie dépasse le cadre personnel pour « livrer une véritable histoire de l’internationale libertaire de son temps ». Cette biographie est complétée par une traduction des pages que Rocker consacra à ses années parisiennes, de 1892 à 1894, et à un hommage à sa compagne, Milly Witkop (1877-1955), avec un texte de Rocker lui-même, écrit au lendemain de sa mort pour Solidaridad Obrera, et, un autre d’elle, au ton personnel, évoquant Kropotkine. Cette rencontre dépasse, là aussi, le strict cadre de la vie privée. En effet, Milly Witkop était née en Ukraine et, exilée à Londres où elle rencontra Rocker, elle militait activement dans le mouvement ouvrier juif de la ville. Son compagnon, bien que non-juif, s’engagea à ses côtés, apprit le yiddish et prit une place de premier plan dans la presse et le syndicalisme ouvrier juif.
La seconde partie (« Penser l’émancipation ») présente la traduction d’un texte de Rocker de 1948 sur « l’un des militants les plus marquants du syndicalisme révolutionnaire allemand », Fritz Kater (1861-1945), accompagné d’un appareil critique conséquent s’articulant entre notes classiques de bas de page et « scolies » de Gaël Cheptou en fin de texte – le tout complété par des notices biographiques sur les militants cités. Cet ensemble constitue une précieuse contribution à l’histoire d’un mouvement très mal connu en France. L’article suivant, dû également à Gaël Cheptou, s’intéresse à l’évolution de Rocker après la Deuxième Guerre mondiale dans une période de recul général du mouvement libertaire. Celui-ci, doutant alors de l’anarcho-syndicalisme, explora d’autres pistes pour penser une possible émancipation, adoptant un certain révisionnisme libertaire que d’aucuns qualifièrent de « libéralisme d’avant-garde », mais avec le souci constant, tout au long de son itinéraire, que « la liberté [vienne] par en bas ». À cet égard, il serait intéressant de comparer les idées d’après-guerre de Rocker avec celle d’un André Prudhommeaux qui avait sévèrement condamné son ralliement à la cause des Alliés contre le nazisme et son abandon des principes anarchistes, mais adopta également dans les années 1950 un révisionnisme libertaire mâtiné de libéralisme.
Enfin l’« Addenda » propose quatre textes de Rocker, entre 1920 et 1953, concernant le système des soviets, les « actes isolés » qui « ne peuvent servir de base à un mouvement social », le nationalisme et, enfin, « les aléas de la révolution ». L’ensemble est complété par de minutieux et précis « repères biographiques », un index des noms propres et quelques illustrations, notamment des dessins du fils de Rudolf et Milly, Fermin Rocker.
Cet ouvrage sera désormais indispensable à tout lecteur francophone désireux d’en savoir plus sur Rudolf Rocker lui-même qui fut « une des têtes les plus claires et les mieux faites du mouvement anarcho-syndicaliste au XXe siècle », mais aussi sur le mouvement anarcho-syndicaliste allemand – ce grand oublié de l’histoire des courants révolutionnaires. L’un de ses principaux mérites fut, très tôt, du sein de La Mecque de la social-démocratie internationale, de dénoncer les idées et les pratiques du socialisme d’état et de se poser en alternative libertaire pour la construction d’un socialisme ouvrier par en bas.
Revenant sur le parcours de Gustav Landauer, Rocker avait écrit que celui-ci savait que « la dictature est le moins adapté de tous les moyens pour donner naissance à une nouvelle communauté humaine ». Alors que s’approche le temps des catastrophes annoncées, la leçon de Rocker mérite d’être retenue afin d’en revenir aux véritables fondements de l’émancipation sociale.

Charles Jacquier