Amiante et justice : prends ton chèque et tais-toi !

mis en ligne le 3 avril 2013
Dans le cadre des affaires en cours de la justice économique et financière, la mise en examen de Sarkozy se révèle truculente, à entendre l’ancien président de la République se réclamer de la séparation des pouvoirs alors qu’il avait renforcé la subordination des procureurs au pouvoir exécutif et tenté d’obtenir la suppression des juges d’instruction. Plus truculent encore, c’est qu’à écouter l’intéressé et ses grandes gueules supportrices, il faudrait pratiquement le faire bénéficier d’un Code de procédure pénale différent de celui applicable à l’ensemble de la population.
Une instruction judiciaire d’affaire politico-financière de ce calibre s’expose à mille embûches pour au pire l’avorter, au mieux la ralentir. Ces obstacles sont à la fois des interventions de procureurs liés au pouvoir exécutif, comme on l’a vu avec le fameux procureur Courroye dans l’affaire Woerth-Bettencourt, mais aussi des pressions et des intimidations – directes ou encouragées – exercées sur des juges pourtant statutairement indépendants. Si bien que, s’il devait tomber des têtes à l’issue judiciaire de cette énième affaire entre crapules, il y de grandes chances pour qu’elles soient celles de seconds couteaux.
À bien observer ici, il s’agit simplement d’une vieille dame riche et sourde, assise sur 23 milliards d’euros, soit 2 millions d’années de Smic, attisant la convoitise de sa prodigalité dans la grande tradition des liens de la bourgeoisie avec la classe politique à son service. Et puis, à ce jeu du « plus vertueux » des politiciens, la gauche au pouvoir, qui a su renouveler une partie des procureurs, n’aura pas échappé à la mise à la trappe de son ministre Cahuzac par le zélé Molins, procureur en activité et fidèle de Sarkozy.
Toujours est-il que le feuilleton Sarkozy-Bettencourt mobilise beaucoup les professionnels de l’information jusqu’au prochain sujet venu. Sans doute pour mieux éviter de parler d’autres préjudices dont l’ampleur sanitaire tient du vrai scandale, ces dommages commis par l’industrie et le bâtiment avec la complicité de l’État pour escamoter leurs responsabilités. Car l’éventuel abus de faiblesse de la vieille dame évoquée plus haut relève d’un pipi de chat à côté des saloperies causées par le capitalisme. Et si jamais Bettencourt s’était poudré le nez une fois dans son existence, ce ne serait en aucun cas avec de la silice ou de l’amiante, matières avec lesquelles sa condition lui a évité de travailler pour vivre. Le scandale de l’amiante en France et de son dédain judiciaire ne font hélas pas la une des journaux.
Les risques sanitaires graves de l’exploitation de l’amiante avaient été rendus publics par un médecin anglais dès la fin du XIXe siècle puis par un médecin français en 1906, et pourtant, il a été fait usage de l’amiante jusqu’à son interdiction en 1997 ! Aujourd’hui, des centaines de milliers de personnes y sont exposées dans leur habitat ou dans leur travail. On enregistre chaque année plus de 5 000 asbestoses, mésothéliomes et autres cancers reconnus comme maladies professionnelles liées à l’amiante et 3 000 décès dus à l’amiante. L’amiante est la deuxième cause de maladies professionnelles et la première en terme de coûts.
En juillet 2012, dans une lettre magnifique adressée à la ministre Duflot, Annie Thébaud-Mony, sociologue militant contre les risques professionnels, expliquait son refus d’être élevée au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur. Elle rappelait le sort précaire fait aux équipes de chercheurs dont elle fait partie et alors que les risques professionnels s’aggravent. Elle dénonçait l’absence de véritable politique de prévention ainsi que la bienveillance de l’État dans l’impunité des responsables et ce, malgré une prise de conscience établie (à laquelle elle avait contribué) de l’étendue du désastre de l’amiante. Elle terminait sa lettre par un appel à légiférer urgemment pour garantir des logements sains et pour que la justice puisse condamner les auteurs des crimes industriels à la hauteur de leurs conséquences.
À l’évidence, elle n’a pas été entendue. Il a bien été mis en place un fonds d’indemnisation pour les victimes il y a quelques années, mais les gouvernements se suivent et tout est fait pour protéger l’État comme les industriels des recours à la justice pénale. Dernière preuve en est avec la décision de Taubira, garde des Sceaux, de décharger la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy de ses fonctions au pôle santé du Tribunal de grande instance de Paris, où elle instruisait les dossiers de l’amiante.
Le prétexte de cette décision est fameux : la loi disposant que les magistrats spécialisés sont déchargés automatiquement de leurs fonctions spécialisées à l’échéance des dix ans ; la juge ayant été nommée vice-présidente chargée de l’instruction au Tribunal de grande instance de Paris en 2003 ; la juge entre donc dans les critères d’application de la loi. Officiellement, la garde des Sceaux se réfugie derrière son recueil d’avis du Conseil supérieur de la magistrature qui lui-même s’appuie sur l’automatisme de la loi. Un automatisme qui fonctionne bien (une fois n’est pas coutume) et qui tombe fort à propos pour freiner sérieusement les dossiers de l’amiante instruits depuis des années !
En parallèle, le 28 février, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris examinait à huis clos (!) la demande d’annulation de mise en examen d’une dizaine de hauts fonctionnaires et industriels, ainsi que l’ex-ministre Aubry. La main invisible du lobby de l’amiante maintient bel et bien le bandeau sur les yeux de la justice.
Certes, l’idéal de justice et l’idéal de liberté sont des facteurs constitutifs historiques de la démocratie, avec comme phare la justice qui aurait la vertu d’attribuer une valeur à chaque élément de l’existence et de l’activité humaine et donc, son exercice s’appuyant sur l’ensemble de règles de droit dans le cadre de l’organisation judiciaire civile et pénale, prétendrait apporter réparation aux préjudices subis. Mais, si le droit s’impose à toutes et tous, hier par l’arbitraire du prince et aujourd’hui dans l’assentiment démocratique, il est fixé par des parlements et gouvernements dont le but premier est de garantir un ordre établi sur la propriété privée capitaliste. Dans toutes les démocraties, la justice est malmenée puisque les classes dirigeantes font en sorte d’organiser la justice en leurs faveurs.
Quant aux victimes de l’amiante, elles se contenteront d’une indemnité au titre de leur maladie et attendront encore longtemps qu’un jour leurs empoisonneurs soient mis en cause pour leurs crimes. Sans plus de révolte et de mobilisation généralisée sur ses sujets de santé publique, l’espoir en la justice n’est qu’un berceau d’illusions.
Et puis, la prison, c’est fait pour les pauvres !

Jean-Marc Destruhaut
Groupe Albert-Camus de la Fédération anarchiste



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Pat

le 9 avril 2013
J'ai apprécié le fond et le ton. Une rectification: en 1906, l'auteur du premier rapport alertant sur le lien entre les maladies déclarées et le tissage d'amiante dans l'usine FERODO ( Valeo ) n'est pas un médecin MAIS un inspecteur du travail, Jean-Marc AURIBAULT.