Occupy !

mis en ligne le 26 janvier 2012
1657OccupyContre le copyright des luttes ouvrières
La capacité du mouvement Occupy à établir des liens avec des secteurs ouvriers a élargi ses perspectives et modifié sa dynamique. L’exemple le plus éclairant est évidemment celui d’Oakland. Le 2 novembre, la grève générale bloquait le port et une partie du secteur bancaire pendant une journée. Un mois plus tard, le 12 décembre, à l’appel d’Occupy Oakland, un nouveau mouvement de grève − en solidarité avec une grève locale du syndicat des dockers − a touché tous les ports de la côte ouest des États-Unis, de San Diego à Anchorage. Il importe, tout d’abord, de ne pas verser dans l’idéalisation de ces événements. Ainsi, le 2 novembre, le port a été paralysé par la manifestation de rue plutôt que par la grève, à laquelle n’ont participé qu’un nombre limité de salariés. Bien que des délégués du syndicat des dockers aient exprimé leur solidarité, le port a été fermé par décision de sa direction afin de désamorcer la confrontation. La mairie a elle aussi « toléré » la participation des travailleurs à la manifestation.
Toutefois, cette réalité contrastée ne doit pas diminuer l’énorme portée et les potentialités d’une telle action dans une société peu habituée à l’action collective.
« Pour la plupart d’entre nous, des générations nous séparent de toute expérience directement vécue de confrontation avec le capital sur les lieux de travail, et encore plus d’un événement de grande envergure, à l’échelle d’une ville, découlant d’actions des travailleurs. Depuis des dizaines d’années, nous subissons une campagne d’opérations psychologiques de la part de la société de consommation qui nous dit que nous sommes tous de la « classe moyenne ». […] Ces phénomènes nous transforment peu à peu en individus atomisés au sein d’une société de marché et ont pour effet d’empêcher l’émergence d’une hostilité généralisée, consciente, irréconciliable et collective à l’encontre de nos exploiteurs et des mécanismes politiques et idéologiques de leur pouvoir. […] Le simple fait d’avoir entrepris une sorte de grève générale à Oakland en novembre 2011 peut permettre à un public plus large, à la fois dans la région et dans tous les États-Unis, de prendre conscience du potentiel de ce type d’action 1. »
L’idée de grève donne en effet une orientation nouvelle au mouvement Occupy, affaibli par la répression policière contre les campements et les occupations d’immeubles ; elle traduit en action la conscience du fait que les 99 % peuvent bloquer la production de la richesse qui est à la base du pouvoir du 1 %. Le 12 décembre, des milliers de manifestants réussissaient à bloquer totalement les ports de Portland et de Longview, et partiellement celui d’Oakland. Et, partout ailleurs, des piquets de grève étaient présents sur les quais.
À New York aussi, la présence de nombreux travailleurs à Zuccotti Park et le soutien − prudent il est vrai − de syndicats locaux ont débouché sur des actions. Après le blocage de Wall Street, des groupes de Occupy Wall Street (OWS) sont allés renforcer les piquets devant des sièges d’entreprise (Vierzon, Sotheby’s) où des salariés protestaient contre les mesures d’austérité. D’autres, reprenant une forme d’action commencée à Chicago, ont installé leurs tentes dans les halls de grandes banques avant d’en être expulsés par la police. Citons également l’organisation de débats dans l’enceinte de stations de métro, le 17 novembre, action menée avec des travailleurs du syndicat des transports publics. Le même jour, toujours à Manhattan, la grande manifestation de protestation contre l’expulsion de Zuccotti Park a été chaleureusement accueillie par les passants et le cortège d’OWS a fini par fusionner avec celui des syndicalistes sur le pont de Brooklyn.
Aux États-Unis comme en Europe, la coopération entre les activistes des nouveaux mouvements et les syndicalistes est très délicate, pour ne pas dire conflictuelle. L’initiative, l’énergie et l’imagination créative sont désormais du côté des jeunes activistes et non des appareils syndicaux sclérosés. Ceux-ci, par leur nature même, ne peuvent dépasser l’étroit cadre revendicatif national en réaction aux orientations libérales du capitalisme. Les directions bureaucratiques se protègent de ces mouvements, voire incitent à leur criminalisation. C’est le cas en Grèce et au Portugal. Aux États-Unis, les chefs syndicaux qui ont du mal à mobiliser les travailleurs adoptèrent, dans un premier temps, une posture de solidarité suiviste cherchant à tirer bénéfice de l’énergie des mouvements.
Avec les développements sur la côte ouest, leur attitude a changé et ils expriment désormais la crainte de perdre le contrôle de « leur » base, les travailleurs les plus combatifs rejoignant les actions d’Occupy. Pour le dirigeant du syndicat des dockers :
« Apporter un soutien aux dockers est une chose, que des groupes extérieurs cherchent à récupérer notre lutte pour mettre en avant leurs objectifs, c’est autre chose ! 2 » Les activistes d’Occupy répondent : « On ne récupère pas de luttes ouvrières, nous faisons partie de la classe ouvrière ». Et encore : « Ceux qui sont dans le mouvement Occupy sont aussi la classe ouvrière, et ces luttes sont nos luttes. Personne n’a le copyright des luttes ouvrières. »
Le fait est que ces nouveaux mouvements soulèvent des questions que les prolétaires les plus conscients se posent, sans trouver réponse dans les organisations bureaucratiques 3.

Ain’t no Party like an Occupy Party
Il est surprenant de voir se généraliser un mouvement qui se réclame de luttes lointaines dans cette société traditionnellement repliée sur elle-même et vivant dans la méconnaissance du monde extérieur. Déjà, au moment des manifestations dans le Wisconsin, on avait vu éclore des pancartes renvoyant à la situation en Égypte : « Je rentre d’Irak et je me trouve en Égypte ! » Le mouvement OWS s’est revendiqué, dès ses débuts, des révoltes grecques et des « indignés » espagnols, dont il a repris le modèle d’auto-organisation des acampados, sous des formes modulées par le sens pratique nord-américain 4. En quelques jours, à New York et ailleurs, une organisation complexe a été mise sur pied, des cuisines aux services médicaux et à la fameuse bibliothèque de rue comportant des milliers d’ouvrages. Pour comprendre la signification réelle de cette auto-organisation, il faut garder à l’esprit la décadence d’une société où les bibliothèques sont rares et où les centres de santé ferment, où l’entraide est asphyxiée par la violence du droit du plus fort. C’est pourquoi, au-delà des activités d’auto-organisation, les campements sont devenus des lieux de joyeuses pratiques collectives d’une vie différente. Et c’est aussi pourquoi la destruction par la police de New York de ce village et lieu de discussion permanente au cœur du monstre urbain, sous les fenêtres de Wall Street, porte en filigrane ce message : tout ce qui est dangereux pour le système n’a pas le droit d’exister. D’autant qu’Occupy a mis en avant un projet inconciliable avec la société capitaliste, celui d’une collectivité non hiérarchique et sans revendication, et qui est régie, tout au moins en théorie, par des pratiques de démocratie directe.
Dans le fonctionnement des campements surgissent inévitablement des déviations par rapport aux principes revendiqués, des problèmes de manipulation, des actions et des pratiques qui contredisent le projet égalitaire. Des mini-bureaucraties se sont constituées ici et là. Toute une panoplie d’organisations, groupuscules et sectes ont en effet débarqué qui, par leur nature même, cherchent à contrôler, donner des conseils, des leçons aux masses. Totalement spontané par rapport à ces groupes, le mouvement Occupy semble avoir réussi à les maintenir à distance sans pour autant rejeter leur présence.
Dans la mesure où l’idée de démocratie de base est largement adoptée par les assemblées, les velléités bureaucratiques des chefs stratèges peinent à s’affirmer. À ce titre, la méthode du « microphone humain » est novatrice ; elle exprime un rejet des techniques modernes de diffusion de la parole, renforce le sentiment de collectivité, permet surtout de limiter la longueur des interventions des militants. La conscience de la manipulation politique est aujourd’hui très répandue, elle est un aspect du rejet de la politique traditionnelle. Un slogan à Zuccotti Park délimitait la place des avant-gardes : « Aucun parti ne ressemble à un Occupy Party ! », autrement dit, la direction du mouvement est dans sa pratique. Pour reprendre une pertinente remarque du participant cité plus haut : « Il n’est pas dit que toutes les formes de démocratie à Zuccotti soient si vides que ça. On pourrait soutenir que l’élément principal ayant contribué à l’élargissement de l’occupation n’est ni la nouveauté d’un mouvement de protestation de la gauche aux États-Unis, ni les slogans accrocheurs des adbusters (casseurs de pub) 5 et les jolies affiches, ni même la détermination avec laquelle les occupiers tentent de construire un petit monde à eux dans le parc. Ces différents éléments auraient pu tout aussi bien susciter du cynisme, surtout chez les New-Yorkais. De fait, pour les milliers de gens qui ont visité le parc, l’élément clé semble avoir été l’expérience des assemblées générales elles-mêmes. On peut difficilement surestimer l’importance d’une telle expérience dans un contexte où la majorité des gens n’ont jamais participé à une réunion au cours de laquelle quiconque les a écoutés. Dès lors que ce qu’ils écoutent, ce sont le plus souvent des histoires de gros problèmes économiques (même s’ils sont plus ou moins durs), vécus par tous mais systématiquement occultés dans les médias, on peut affirmer que ce qui se déroule dans le parc dépasse une « simple forme » 6. »








1. Lettre d’un ami.
2. « The Port Actions, Occupy Oakland Texts Labor Leaders », The New York Times, 13 décembre.
3. Pour un point de vue de la gauche syndicale, Jane Slaughter, « Why the Occupiers have gained more support than Unions », Labor Notes, 17 novembre, www.labornotes.org.
4. Des activistes d’OWS avaient participé à Madrid, aux mobilisations des « indignés ».
5. Site canadien actif à l’origine de Occupy Wall Street. www.adbusters.org.
6. Lettre d’un autre ami.