Mais où en est la révolution tunisienne ?

mis en ligne le 23 décembre 2011
Il y a un an, le 17 décembre 2010, un jeune marchand ambulant de Sidi Bouzid, petite ville du centre ouest de la Tunisie, s’immolait en public après que sa marchandise eut été confisquée par la police, le laissant sans ressources. Immédiatement, un mouvement populaire et spontané de protestation allait se répandre à travers la Tunisie, conduisant moins d’un mois plus tard, le 14 janvier 2011, à la chute du président Ben Ali, et à sa fuite avec les membres de son clan mafieux. Ces événements déclenchaient alors à travers le monde un formidable élan d’enthousiasme et de sympathie, dans lequel se reconnurent nombre de ceux qui désespéraient de voir apparaître un mouvement social digne de ce nom. Et ils inspiraient d’autres pays arabes, comme l’Égypte, la Libye et la Syrie. Il n’est pas exagéré de dire que cet élan, s’il n’a pas disparu, est singulièrement retombé.

Élections libres, et après ?
La victoire du parti islamiste Enahda le 23 octobre dernier, lors des élections pour l’assemblée constituante, a sonné comme une fin de partie. Cependant, si on regarde plus attentivement les résultats de ces premières élections, c’est à une autre lecture qu’on est invité, différente de celle colportée par les médias : ce n’est pas accorder quitus à la farce électorale, mais tordre le cou à la propagande médiatique sur un supposé raz de marée. Les médias ont annoncé des chiffres de participation record (90 % !), ils ont montré les longues files d’attente devant les bureaux de vote (en grande partie liées à la complexité du vote par liste et aux procédures de contrôle), mais se sont bien abstenus de donner les chiffres réels. La campagne massive pour inciter les Tunisiens à s’inscrire sur les listes électorale s’est soldé par un semi-échec : 4 200 000 inscrits seulement, au point que l’instance chargée de superviser les élections a finalement ouvert ces élections à toute personne majeure avec carte d’identité… Sur 7 569 000 électeurs potentiels, il y a eu 3 702 627 votants, soit une participation de 48,9 % : donc 51,1 % d’abstentionnistes ! Le chiffre de 90 % de participation ne prenait en compte que les inscrits sur les listes électorales, et non ceux qui étaient autorisés a voter… La propagande très active pour la participation aux élections, à laquelle se sont joints les mosquées dans les prêches des imams et le syndicat UGTT, qui a interdit les grèves pendant la campagne officielle, n’a pas empêcher les abstentionnistes d’arriver largement en tête ! L’apolitisme, le désintérêt mais aussi la méfiance peuvent expliquer ce taux d’abstention, dans un pays où les élections ont toujours été truquées. Le parti Enahda recueille 38,5 % des suffrages, qui représentent 18,8 % du corps électoral : du fait du système de semi-proportionnelle adopté pour cette élection, ce résultat lui donne 41 % des sièges de l’assemblée constituante, soit 89 sièges sur 217. 35,1 % des voix se sont portées sur des petites listes qui n’ont pas atteint le seuil pour avoir des représentants élus (magie du système proportionnel et de la dispersion des listes…). À 3 % près presque autant que le nombre de voix d’Enahda… Tous ces chiffres sont disponibles sur le site internet de l’instance de supervision des élections tunisiennes. Pardon pour cette démonstration rébarbative, mais cela relativise ce fameux et fumeux raz de marée islamiste, vous ne trouvez pas ? Preuve s’il en était encore besoin de l’inanité du système électoral, et c’est à cette aune qu’on distribue les certificats de bonne conduite démocratique. Mais, au final, c’est bien Enahda qui se retrouve en position décisive, avec comme alliés deux partis laïques, le Congrès pour la République (CPR), de Moncef Marzouki, et le parti Ettatakol de Mustapha Ben Jaffar : je cite les noms car ces partis sont centrés sur leur dirigeants et se confondent avec eux dans l’esprit de nombreux Tunisiens. Malgré toutes les réserves, de taille, formulées ci-dessous, c’est un rejet de l’ancien système qui s’est exprimé dans ce vote, les gagnants étant considérés comme n’ayant pas transigé avec l’ancien régime, ni participé aux anciens gouvernements. Moncef Marzouki, qui il faut le reconnaître a eu une attitude exemplaire pendant la dictature (il a été l’un des rares opposants laïques de gauche à défendre les islamistes emprisonnés par Ben Ali), se retrouve président de la République, avec des prérogatives bien diminuées. Le poste de Premier ministre, aux compétences bien plus étendues que sous l’ancien régime, échoit à Hamadi Jebali, secrétaire général d’Enahda. Cependant, on a pu le voir dans le long intermède qui a séparé le résultat de l’élection de l’annonce de la composition du gouvernement, c’est la politique des compromis et des tractations, des jeux d’appareils et des négociations opaques, qui a occupé le devant de la scène politico-médiatique.

La question sociale, grande absente
La question sociale reste tout aussi brûlante qu’elle l’était il y a un an, voire pire encore, aggravée par la crise qui touche aussi la Tunisie, qui dépend de l’Europe pour une large part de son économie. Dans la région de Gafsa, les mêmes causes produisant les mêmes effets, les ouvriers et les chômeurs ont repris, à la fin novembre, leur mouvement de grève et de blocage de la production des mines de phosphate. Dans les semaines et les mois qui ont suivi le 14 janvier 2011, des mouvements de grève ont touché tous les secteurs de la production, réclamant partout des augmentations de salaire, des titularisations de personnels précaires ou l’embauche de chômeurs. Ces mouvements non coordonnés, d’allure disparate, ont parfois abouti à des embauches, en particulier dans la fonction publique, mais ont très souvent été qualifiés de contre-productifs par le gouvernement et la direction nationale de l’UGTT, qui ont tout fait pour les discréditer, allant jusqu’à accuser les grévistes de mettre en danger la révolution ! Cette direction nationale du syndicat est toujours en place alors que plusieurs de ses membres font l’objet d’enquêtes judiciaires pour faits avérés de corruption ! Alors que les journée insurrectionnelles de décembre et janvier avaient vu naître dans nombre de villes et quartiers des comités populaires révolutionnaires, qui ont organisé la vie quotidienne au pire moment de la répression, ceux-ci ont presque partout disparu. Ce sont ces comités, encore actifs dans certaines régions, qui ont rejeté les nouveaux gouverneurs (équivalents de préfets) lorsqu’ils appartenaient au parti RCD de Ben Ali, ou qui ont organisé l’aide aux réfugiés libyens. Il n’y a pas aujourd’hui de structures politiques et syndicales suffisamment organisées et implantées qui soient à même de porter les revendications sociales et politiques du peuple, de même qu’aucune formation tunisienne, même classée à l’extrême gauche, ne se dit ouvertement opposée au système capitaliste.
Alors que le mouvement de décembre et janvier dernier mettait en avant des aspirations sociales et politiques, réclamant d’un même souffle travail, liberté et justice, sans aucunes références religieuses, voilà que le parti religieux se retrouve à la tête d’un gouvernement issu d’un mouvement auquel il n’a pas pris part en tant que tel. Il y a bien sûr de quoi inquiéter les partisans de la liberté et de la laïcité. L’échec des partis laïques est d’abord dû à leur division et à leur quasi-absence du terrain sur lequel Enahda a pu intervenir à loisir, faisant propagande de son passé de martyr de Ben Ali, avec ses 30 000 prisonniers politiques. Mais aussi au fait que le débat sur la laïcité et la place de la religion a pris tant d’ampleur que les Tunisiens s’en sont détournés : du temps de Ben Ali, la répression contre les religieux, pas même politiques, était telle que les gens du peuple ont assimilé la laïcité à cette répression. Et l’urgence aujourd’hui est sociale : Enahda l’a bien compris, qui sur le terrain inlassablement a repris le discours social, surtout sur le mode caritatif et démagogique, avec distributions d’argent et promesses envers les plus démunis, alors que les partis dits de gauche s’entre-déchiraient dans des débats inaccessibles aux gens du peuple.

Inorganisation et désorganisation
Le mouvement populaire qui a conduit à la chute de Ben Ali était spontané et inorganisé au départ, bien que très vite des militants syndicaux des sections locales du syndicat UGTT aient encadré et soutenu les manifestations, permettant leur rapide diffusion à travers le pays. Les rares partis d’opposition tolérés du temps de Ben Ali n’avaient aucune base populaire et les partis clandestins, comme le Parti communiste ouvrier tunisien (PCOT) ne bénéficiaient que d’une très faible audience, en dehors de la région de Gafsa qui a connu en 2008 un très fort mouvement d’opposition populaire.
La fuite du dictateur et de son clan mafieux a arrangé tout le monde : ça a été le seul moment où les intérêts de la majorité des Tunisiens ont convergé, avant que les différences de classe ne reprennent le dessus. Car dès que le dictateur déchu a tourné les talons, les barons politiques du régime ont tout fait pour garder la main. L’appareil étatique, policier et administratif est largement noyauté par les partisans de l’ancien régime, qui pour la plupart sont d’abord et avant tout soucieux de préserver leurs intérêts, même après une rénovation de façade. Les solides réseaux d’entente sont toujours efficace et fonctionnent à plein régime : le parti RCD a certes été dissous, ses biens confisqués par l’état (lequel était il y a encore quelques semaines contrôlé par des gens issus de ce même parti !), mais ses partisans ne se sont pas volatilisés : ils se reclassent partout où ils peuvent, noyautent des partis, en créent de toutes pièces, certains allant jusqu’à rejoindre les rangs de leur ennemi juré d’hier, Enahda ! La classe possédante est prête à pactiser avec les islamistes, lesquels n’ont pas du tout l’intention de remettre en cause l’ordre économique établi.

L’islamisme est soluble dans le capitalisme
Le programme économique des gens qui sont maintenant au pouvoir consiste pour l’essentiel à remettre l’économie en marche, c’est-à-dire à relancer l’appareil de production et à permettre aux capitalistes de refaire des affaires. Ils cherchent aussi des sources de crédits dans les pays émergents (Inde, Chine) et les riches pétromonarchies du Golfe, dont le Qatar, qui se pose en parrain des mouvements islamistes tunisien et libyen : le nouveau ministre tunisien des Affaires étrangères est un ex-employé de la chaîne internationale de télévision al Jazeera, basée au Qatar… D’où les déclarations d’après élection, cherchant à rassurer les marchés sur les intentions des nouveaux maîtres de la Tunisie ; et finalement, les gouvernements occidentaux, qui avaient été si peu regardants sur la dictature, sont prêts à donner leur soutien à ceux qu’hier encore ils ostracisaient, pour peu que les affaires soient bien gérées. C’est-à-dire comme ils le souhaitent, et que l’intégration de la Tunisie au marché mondial continue sans heurts…

Identité et religion
La campagne électorale a été dominée, dans les médias, par le débat sur l’identité musulmane de la Tunisie, avec des discussions sur la laïcité, concept quasi inconnu et incompris de la masse des Tunisiens. Les islamistes d’Enahda, très habilement, ont eu beau jeu de le réduire à l’athéisme, et de l’associer au comportement qualifié d’antireligieux de l’ancien régime de Ben Ali. Les partis dits de gauche ont délaissé la question sociale pour s’embringuer dans ce débat, étranger aux préoccupations immédiates de la majorité de la population. Des manifestations de salafistes, intégristes extrémistes, dont on peut se demander jusqu’à quel point ils sont infiltrés par des éléments policiers, opposés à la libération des mœurs et à la libre expression d’opinion qualifiées par eux de blasphématoires, ont donné aux islamistes « modérés » d’Enahda l’occasion de se présenter comme les meilleurs remparts contre les dérives extrémistes et comme les garants d’un juste milieu. Le discours officiel des dirigeants se veut rassurant, en particulier sur le code du statut personnel qui donne aux Tunisiennes l’égalité des droits : mais beaucoup redoutent un double discours et craignent que la situation n’empire peu à peu jusqu’à la remise en cause de ces droits. Dernièrement, des affrontements entre des éléments salafistes et des partisans de la laïcité ont éclaté dans les universités, autour de la question du port du voile intégral, le niqab, que les barbus veulent voir autorisé à la faculté. Un rassemblement de gauche s’est tenu devant le siège de l’assemblée constituante, lors de ses premières sessions, pour faire pression sur les députés : aussitôt, des contre-manifestants pro-islamistes sont intervenus, allant jusqu’à l’affrontement avec le camp d’en face.

Une révolution à venir
Ces événements montrent bien que la situation politique et sociale actuelle de la Tunisie est loin d’être apaisée. L’absence de perspective à court terme, la déception liée à l’attente sociale non résolue, la crise économique : tous ces facteurs laissent augurer la poursuite du mouvement populaire : la question est de savoir quelle forme il prendra. Des Tunisiens et Tunisiennes sont en train de s’organiser et de monter un mouvement anarchiste : certes, ils sont ultraminoritaires, mais leur voix pourra compter dans un mouvement plus large qui n’en est qu’à ses débuts. Car s’il est un acquis qu’il faut bien reconnaître à cette révolution du 17 décembre, c’est la fin de la peur. Le peuple tunisien à au moins appris à se battre et à s’exprimer librement, et à ne plus faire aveuglément confiance à ceux qui prétendent lui montrer la marche à suivre. Les germes de la colère sont toujours là : chômage, précarité, misère, mépris. La révolution n’a pas encore véritablement commencé.

Mohamed, groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Jun Hô

le 2 février 2012
merci Mohamed pour cet article clair et précis. Que vive la (r)évolution, ici et ailleurs, partout!