Ils sont rentrés

mis en ligne le 1 mai 1967
Comme de bons élèves après un examen de passage, les députés élus aux dernières élections législatives viennent de sacrifier à ce rite désormais immuable, la rentrée parlementaire. Dans l’hémicycle à l’histoire chargée qui accueille les « représentants du peuple français », et qui en a vu passer de ces députés aux promesses mirobolantes qui ne durent que le temps d’un beau discours et qui reviennent périodiquement traversant les aléas de la vie politique, comme des bourgeons printaniers qui ne seraient jamais suivies du printemps tant annoncé, nous avons eu droit à des premières séances pauvres et ridicules. Mais voyons ce qui s’est passé.
Ils étaient tous là. N’en manquait pas un à l’appel du devoir. L’ambiance des grandes soirées régnait. Que voulez-vous, entre « gens bien » on sait se tenir. La preuve ? Chacun, ou plutôt chaque parti, voulait laisser à l’autre le soin de siéger à droite de l’Assemblée. Délicate attention. Et comme l’atmosphère était à la gentillesse on s’arrangea astucieusement, de sorte que tous les partis siégeaient à droite, mais aucun n’y était vraiment. Il fallait le faire !
Mais ce qui a marqué cette rentrée parlementaire, ce ne fut pas cet intermède comique. Ce ne fut pas non plus le discours de Pompidou qui, à ce moment-là, était à lui tout seul, ou presque, le gouvernement ; discours semblable aux précédents dans le style et dans le fond : on déplace l’ordre des paragraphes, certains points prennent une importance plus grande et le tour est joué. Donc ne nous y arrêtons pas. Ce ne furent pas encore les interventions de l’opposition et celle de Mitterrand en tête, qui auront marqué cette rentrée. Non. Ce fut tout simplement un duel. Mais oui, le duel. Le fameux duel.
D’abord les antagonistes.
M. Defferre, 56 ans, député-maire de Marseille, appartient à la F.G.D.S. C’est lui l’outrageur.
M. Ribière, 45 ans, député gaulliste du Val d’Oise. L’outragé.
Les faits maintenant.
En pleine séance, M . Defferre lance à M. Ribière l’apostrophe : « Abruti ! ». Mais dans le vacarme qui, à ce moment, sévissait à l’Assemblée, le mot se perdit. Alors, tenace et hargneux, M. Defferre renouvela cette apostrophe, agrémentée cette fois d’un verbe impératif : « Abruti, taisez-vous ! ». Alors là, la voix traversa le chahut et M. Ribière qui participait activement au vacarme, l’entendit. Aussi, à la fin de la séance (car tout a une fin, y compris les moments les plus plaisants), le sieur Ribière alla voir son confrère Defferre :
- Vous êtes bien M. Defferre ?
- Vous ne vous trompez pas.
- Vous m’avez traité tout à l’heure d’abruti. Pourriez-vous me dire pourquoi ?
- Parce que je le pense.
- Je vous en demanderai réparation.
Et les témoins des deux adversaires ayant pris rendez-vous, le duel eut lieu le lendemain matin. M. Defferre l’emporta par deux touches à zéro.
Pourquoi ai-je choisi de vous raconter ce qui n’est en fin de compte qu’une anecdote ridicule, digne d’un passé que nous croyions mort à tout jamais, l’époque de la IIIe République, où ce genre de divertissement était très à la mode ?
Parce que c’est le seul événement vraiment original et intéressant de ces premières journées (intéressant du point de vue spectaculaire bien entendu). Car le reste fut ennuyeux, et les conclusions, si elles sont importantes pour le futur de la vie politique française, sont la suite logique des discussions qui ont eu lieu pendant et même avant les élections. C’est-à-dire que l’on a pu remarquer, et de façon encore plus nette, les tiraillements que l’on sentait auparavant dans la majorité. Une majorité qui sent lui échapper un pouvoir qu’en fait elle n’a jamais détenu. Puis, l’impuissance d’une opposition qui se cherche encore, et d’ailleurs comment peut-il en être autrement quand on sait que ces gens qui se disent d’opposition ne savent même pas comment ils pourraient s’entendre en cas de victoire ? Ils veulent le pouvooir, cela est certain ; mais ce qui est non moins certain c’est qu’ils ne sauraient pas quoi en faire et qu’ils le perdraient bien vite, ou alors l’abandonneraient à une fraction qui imposera sa dictature complète.
Et le rôle du Parlement dans tout cela ? C’est le cirque, le grand cirque où les plus malins se donnent en spectacle (il faut soigner sa publicité) car il faut bien masquer derrière de telles mascarades l’inutilité de cette Assemblée nationale.

Michel Cavallier