Bois-d'Arcy, 8 mai 2011

mis en ligne le 7 juillet 2011
HS42PrisonsSalut les retranchés et les enragés,

J’ai ouvert ce matin mon bloc-notes pour vous écrire avec un bourdonnement d’idées et d’expressions, voire de sujets, martelant mon esprit dans un corps isolé du monde, enterré, enfoui, réprimé dans ces chaudrons hermétiquement scellés que sont les quartiers d’isolement pour le monde moderne moderne de la communication, les quartiers de haute sécurité pour les anciens connaisseurs, et l’enfer pour ceux qui y vivent, dedans. Que cela soit depuis quelques jours, quelques mois, quelques années… ou plusieurs années sans que la « conscience » collective ne s’en émeuve !!!
Nos réflexions divergent. Nos idées s’opposent. Nos objectifs diffèrent. Et nos paroles s’entremêlent, s’entrechoquent, des fois s’entrelacent… Mais nous souffrons et nous ressentons tous la douleur de la même façon. Nous ressentons tous, en silence ou en hurlant, l’intensité du mal de l’injustice subie, de la même façon ! Comme nous ressentons tous la douleur de la lacération, de la déchirure, de la pénétration d’une lame aiguisée, qu’elle soit dans le dos ou dans le cœur… de la même façon et avec les mêmes larmes.
Qu’on serre les dents, ou qu’on lâche les brides, nous souffrons et nous ressentons la douleur de la même façon.
L’histoire que je vais relater est totalement imprévue. C’est un bout de l’histoire qui m’est tombé dessus ce matin, sans aller la chercher. C’est la date d’aujourd’hui, le 8 mai, qui a fait parler le langage universel de la douleur, de la souffrance.
Bouzid Chaâl agonise pour la soixante-sixième fois aujourd’hui. C’est un jeune de 21 ans qui git dans son sang sur un trottoir de la ville de Sétif en Algérie. Il goûte aux affres de la mort après avoir goûté à la douleur et à l’amertume de l’injustice. Durant la Seconde Guerre mondiale – déjà le monde n’était que l’Occident –, la France avait promis aux Algériens, trop actifs pour leur indépendance identitaire et nationale, que s’ils participaient à combattre avec eux et libérer la France du joug nazi, en retour ils obtiendraient l’indépendance et la liberté de l’Algérie et de son peuple. Les « sales Arabes » qu’ils sont devenus après sont venus en France, en Europe, ont combattu et ils sont morts, blessés, mutilés par milliers sans jamais se plaindre, croyant qu’au bout ce serait la liberté retrouvée. Le 8 mai 1945, le monde – enfin juste l’Europe de l’ouest – est libéré… et c’est avec une candeur naturelle que Bouzid Chaâl, 21 ans, brandit un drapeau algérien dans les rues de Sétif, pensant naturellement qu’étant donné que ses aînés ont tenu leurs promesses et rempli leur part de contrat, la France ferait de même. Malheureusement, la France a « lâché » sa promesse et « vidé » sa part du contrat en vidant le crâne de Bouzid Chaâl de sa cervelle et de son sang avec une balle tirée en pleine tête par un garde mobile, privant ce jeune homme de sa promesse due, de sa liberté, de sa vie…
Ce que je ne parviens pas à comprendre aujourd’hui, c’est comment la populace – l’humain – continue-t-elle à croire aux discours et reste-t-elle frappée de cécité devant les faits ?
Le mal de l’injustice. La douleur de l’injustice subie. Les lacérations sur la chair vive du cœur ensanglanté. Les sanglots étouffés au fond de la gorge telle une boule de pétanque avalée de travers. Avoir mal dans sa dignité d’homme humilié. Avoir mal dans son honneur déchiré. Avoir mal dans sa nudité transgressée à chaque fouille à corps. Avoir mal de vivre sans sa famille et ses amis. Avoir mal de vivre enfermé, isolé, esseulé… Et surtout avoir mal d’être dans l’incapacité de repousser ce mal, de combattre ce mal et de vaincre enfin ce mal.
Christophe Khider vient d’arriver ici, il va bien, mais c’est la débâcle à l’AP. Nous les isolés, on nous change de cellules avec fouille à corps et fouille intégrale de cellule tous les deux mois à peu près. En plus de la rotation habituelle bimestrielle, j’ai été fouillé et rechangé de cellule cette semaine. Chose que n’ont pas subie les deux isolés non-DPS (détenu particulièrement signalé) dans notre QHS. Cela m’avait étonné. Puis, en écoutant « L’Envolée » (Fréquence Paris Pluriel), j’ai compris que Christophe avait été transféré. Je l’ai appelé à travers la porte le soir pour m’enquérir de ses nouvelles. Comme d’habitude, il reste digne et se montre imperturbable. Je m’enquiers de ses besoins : nourriture, habits. J’apprends qu’il n’avait pas son paquetage. Les rondes de nuit sont devenues plus nombreuses, serrées dans le temps et surtout très agaçantes à cause des bruits et des lumières allumées à chaque passage nocturne. Ce matin, j’ai préparé un colis à Christophe comme c’est la coutume de soutien aux arrivants isolés. C’est la moindre des choses et ça renforce le moral. Cela a été un refus catégorique, car la lieutenante-chef de détention, une jeune recrue faible et maladroite, a fait une note stipulant que rien ne doit passer vers Christophe. Pire, maintenant à chaque fois que je vais à la douche, on me fouille intégralement ; sait-on jamais, si je transforme mon dentifrice en TNT et le dépose dans une cachette à la douche pour mon frère Christophe. Donc pas plus de promenades à deux, même pas à la même heure que lui, pour ne pas communiquer à travers les murs. J’ai vu un responsable ce matin à qui j’ai dit que Christophe est un gars réglo : « Vous ne gagnerez rien à le traiter ainsi. Vous avez peur pour ses faits d’armes alors que le seul sang versé dans ses évasions est le sien et jamais le vôtre. Cela devrait vous parler, non ? » On ne peut pas immerger un homme vivant et vouloir l’enterrer en plus sous le sable du fond de l’océan. Que peut-on reprocher à un homme qui se prend cinquante-deux ans de prison cumulés sans espoir de quitter son tombeau, sauf en mettant en péril sa propre vie pour une mort en quelque sorte libératrice ?

Djamel