Carpentras : sous le signe de la haine

mis en ligne le 17 mai 1993
« Mon Dieu, pourquoi m'as tu abandonné ? »
La phrase est juive, et a accompagné dans ses malheurs un peuple trop souvent martyr. Il n'est pas dans nos habitudes d'interviewer un Sauveur des plus aléatoires. Mais la question subsiste, intense, angoissée : pourquoi ?
Pourquoi Carpentras ? Pourquoi un cimetière ? Pourquoi le cimetière juif de Carpentras ? Il n'y a aucune réponse, pas une once de motif logique, rationnel. Pourquoi a-t-on violé ces sépultures ? Parce que quelques vermines en ont fait germer l'idée dans quelques crânes vides et rases…
Inutile de chercher dans le cimetière de la honte une lueur d’intelligence. Mieux vaut y voir un signal.
Le rabbin Sitrück a raison, lorsqu’il dit que l'agression ne visait pas seulement les Juifs, et pas seulement les morts. L'infamie de Carpentras présage du retour des brutes. Des brutes dont l'Europe fêtait, naguère, le quarante-cinquième anniversaire de la défaite. Des brutes qui fêtaient, il y a quelques jours et en toute impunité, le cent-unième anniversaire de leur mortifère marionnette. Des brutes de race blanche, qui n'aiment pas la couleur, et dont les cibles ne sont toujours ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait des autres.
Signal ! Signal que des vermines folles de violence, ivres de mort, ont a nouveau éclos. « Anne ma sœur Anne, si tu savais ce que je vois venir », chantait doucement Louis Chedid, il y a quelques années, en hommage à la célèbre petite fille assassinée. Les mêmes brutes, les mêmes saloperies, nous les avions vues venir, nous aussi, à l'époque où de démocratiques démocrates nous assuraient que la puanteur que nous sentions n'était que celle d'un feu de paille. Et nous les voyons aujourd'hui approcher, à l'heure où toute la classe politique reprend ses marques en fonction de la bête immonde.
Certes, la classe politique tout entière s'est récriée, face à l'immonde. Et nous ne doutons pas, cette fois, que leur horreur soit sincère : le spectacle du cimetière de Carpentras avait de quoi donner la nausée à toute personne normalement constituée. Mais leurs mots sonnent aussi creux qu'ils sonnent justes. Justement, parce que ce ne sont que des mots. Paroles antiracistes, vœux pieux philosémites, promesses démocratiques... et cantiques, sur le thème de l'union sacrée.
L'union sacrée... Nous aimerions y croire. Mais nous sommes sans doute d'irrémédiables agnostiques, restant obstinément sceptiques quand un Dieu d'opérette conjure la France de se ressaisir, quand une classe politique de plus en plus lâche, de plus en plus corrompue, nous jure son courage, sa détermination.
« Pourquoi m'as-tu abandonné ? » La question renferme tout le désespoir du monde. Nous qui n'attendons rien de l'Au-delà ne pouvons souscrire à ce fatalisme. Certes, il y a aujourd'hui une fuite, une fissure, un abandon dans cette France qui, voici deux cents ans, créait les droits de l'homme. Combien sont-ils, les républicains qui aujourd'hui esquivent les questions, occultent les réalités trop violentes, fuient leurs responsabilités ? Combien sont-ils qui demain composeront avec l'ennemi devenu trop gros, combien jetteront leurs principes aux orties, et abandonneront définitivement toute dignité ? Sondages après sondages, élections après élections, les réponses se profilent...
Baromètre incertain et quelque peu bidon, qui ne donne pas la mesure de ceux qui n'abandonneront pas. De ceux qui, aujourd'hui, refusent de ne pas voir, qui refusent par avance la lamentable excuse : « Nous ne pouvions pas savoir ». Nous n'abandonnerons pas.

Pascale Choisy