Autopsie d’une grève sauvage tuée par « l’état d’alarme »

mis en ligne le 13 janvier 2011
1618GreveEspagneL’action se situe en Espagne, vers la fin de l’an 2010. Ce pays voisin est actuellement gouverné par les socialistes du PSOE depuis 2008, le président de son gouvernement s’appelle Zapatero (ZP), Rubalcaba est un des vice-présidents et ministre de l’Intérieur – le « valido de ZP » (le favori) –, Blanco est ministre du Travail. Tout ça pue la combine et l’affairisme mais cette position dominante est menacée par un retour plus ou moins annoncé de la droite agressive, héritière des valeurs traditionnelles qui avaient conformé le franquisme vieillissant.

La grève maintenant
D’un côté, l’employeur, Aéroports espagnols et navigation aérienne (AENA), entreprise publique dépendante du ministère du Travail, chargée de la gestion, de la maintenance des aéroports et des vols ; de l’autre, les contrôleurs aériens, quelque 2 000 sur l’ensemble du territoire. Un syndicat, l’Union syndicale de contrôleurs aériens (Usca), a surtout pour vocation la défense des intérêts professionnels mais il participe aussi à la problématique de la sécurité aérienne. Les contrôleurs aériens constituent un ensemble de salariés hautement qualifiés et grassement rémunérés. Ils ont longtemps bénéficié d’une sorte d’autonomie dans l’organisation de leur travail, particulièrement sensible.
Au cours de ces dernières années, le nombre d’aéroports espagnols s’est considérablement accru alors que celui des contrôleurs restait à peu près constant. La suite est facile à imaginer : charge de travail accrue, stress et de plus en plus une organisation de leur propre travail qui leur échappe. Le gouvernement, via AENA, s’emploie à réduire les avantages acquis il y a longtemps et à les obliger à suivre les instructions prises ailleurs. Des négociations, où l’Usca joue un rôle central, se poursuivent depuis 2009, sans résultat. L’obstruction gouvernementale est totale.
Le 1er décembre, le gouvernement annonce son intention d’ouvrir 49 % du capital d’AENA au secteur privé. Ce projet prévoit en particulier que la gestion des aéroports de Madrid et de Barcelone sera complètement privatisée (ça ne vous rappelle pas une histoire d’autoroutes en France ?). Il s’agit de rassurer les marchés (!) qui s’agitent autour d’une possible dégradation de l’indice de solvabilité de l’Espagne, classée parmi les PIIGS 1. À la suite de lourds investissements (on remarquera que les travaux ont été souvent attribués à des sociétés proches du PSOE, dont le groupe San José du ministre Blanco), AENA s’est lourdement endettée et rencontre de sérieuses difficultés pour payer ses créanciers. La dette a été financiarisée et un certain nombre d’entités financières nord-américaines et britanniques qui détiennent ces créances attendent leur heure : l’Espagne est un pays où le tourisme est une ressource très importante, les aéroports sont des « produits » très rentables.
Le 3 décembre, le Bulletin officiel publie le décret-loi où sont décrites les grandes lignes de la privatisation annoncée, au nom de la « modernisation » 2 bien entendu, mais aussi les nouvelles normes d’organisation du travail des contrôleurs : davantage d’heures de travail et réduction des salaires. Autant dire que la duplicité dont a fait montre le gouvernement au cours des négociations est mise à nu. Dès 17 heures, l’ensemble des contrôleurs qui doivent prendre leur service se déclarent « malades ». Ils sont 4 à 500, unanimes, et sont organisés en collectif. Or ce vendredi ouvre un pont de cinq jours et les aéroports ont fait le plein. On imagine l’écho immédiat que connaît cette « grève » !
Commence alors un invraisemblable battage médiatique ; les chaînes d’information émettent en continu des images de la situation dans les aéroports en insistant sur le drame humain que vivent les passagers frustrés, mettent en scène de faux débats hargneux et convenus ; les représentants du gouvernement dosent leurs effets, un crescendo dramatique se déploie et n’est pas sans rappeler l’atmosphère du dernier coup d’état de la jeune démocratie, le 23 février 1981, fomenté notamment par le garde civil Tejero. Les syndicats dits majoritaires CCOO et UGT demandent aux contrôleurs de reprendre le travail. Après Blanco, Rubalcaba tient la sellette jusqu’à coup de théâtre final. Il annonce vers 2 heures du matin que l’état d’alarme va être déclaré sur tout le territoire. C’est la première fois dans la vie politique de l’après-franquisme. Après l’état de siège et l’état d’exception, l’état d’alarme (« pour la normalisation du service public essentiel, le transport aérien ») fait obligation aux contrôleurs d’occuper leur poste de travail sous la surveillance des militaires. Tout récalcitrant encourt une peine de huit à dix ans de prison pour « sédition » ! Les contrôleurs diabolisés, agonis d’injures (et même agressés physiquement à Barajas, l’aéroport de Madrid), font l’unanimité contre eux. Les télévisions évoquent avec des sous-entendus Reagan qui, en 1981, avait licencié plus de 11 000 contrôleurs aériens qui ne voulaient pas reprendre le travail. Dans ces conditions, il n’y a pas d’autre alternative que se soumettre, « sous la menace du revolver » dira l’un d’eux. La grève est liquidée. Le décret royal de déclaration officielle de l’état d’alarme est publié le 4 décembre tandis que ZP, poursuivant la mise en scène de la gestion du conflit traité comme une crise nationale, fait sa déclaration solennelle au même moment. Au cours de cette nuit du 3 au 4, la loi a été modifiée pour permettre légalement d’identifier les « meneurs » ! À partir du vendredi 9 décembre, les contrôleurs sont cités à comparaître. L’état d’alarme a été prolongé jusqu’au 15 janvier, après toutes les fêtes !
Cet épisode de la lutte sociale actuelle conduit à formuler un certain nombre d’observations.
La première est évidente et au moins préoccupante : le gouvernement espagnol n’a pas hésité à placer le pays sous une juridiction de crise pour obliger les travailleurs à reprendre le travail sous peine d’être accusés de quelque chose qui ressemble à une désertion/trahison. Est-ce l’annonce d’un nouveau traitement des conflits sociaux ? S’y opposer résolument signifierait entrer en dissidence, qui n’est pas loin d’une insurrection sociale. Pas facile pour l’instant.
La deuxième concerne la nature politique du gouvernement qui prend ces mesures. Les sociaux-démocrates n’ont pas hésité à faire une telle surenchère, que la droite n’a pu que saluer la stratégie mise en œuvre, à son corps défendant. Il est vrai que le PSOE avait besoin de faire la démonstration de sa capacité à gérer ce type de conflit après des résultats électoraux régionaux médiocres. Il est dans la nature du social-démocrate de n’être que le gestionnaire occasionnel d’une économie capitaliste brutale. Il y eut Noske, fossoyeur sanglant de la révolution spartakiste dans un temps où le projet révolutionnaire n’était pas un vain mot, il y a aujourd’hui ZP et ses manœuvres spectaculaires destinées à rassurer l’investisseur à l’affût.
Ce qui amène une nouvelle remarque-supputation : ne s’agirait-il pas d’un scénario fabriqué pour créer cette situation et dérouler une dramaturgie élaborée à l’avance ? On remarque que le décret du 3 décembre, brutal et inattendu, est signé par le roi alors qu’il est en Argentine et que ZP, qui devait l’accompagner, est resté en Espagne. Rubalcaba, le favori, avait pris soin de placer en « alerte opérationnelle » les organes de l’État qui auraient à intervenir : les ministères de la Défense, de l’Intérieur, les services juridiques, etc. Et la rapidité inhabituelle avec laquelle les militaires interviennent pour mettre au pas les contrôleurs surprend. Par ce scénario, le gouvernement prétend démontrer que, dans la perspective d’une privatisation, le matériel humain ne sera pas un problème, au contraire. Les contrôleurs qui envisageaient plutôt des actions pour les fêtes à venir, réagissent spontanément à la parution de ce décret. La suite vient d’être décrite. Purgée des éléments indésirables, avec des contrôleurs réduits à travailler plus et gagner moins, la mariée aéronautique est parée de ses plus beaux atours.
On le voit, sans surprise, la langue de bois des gestionnaires de l’économie dite néolibérale s’entend en Espagne mais elle est de rigueur partout dans le monde du capital. Sa mise en œuvre repose sur la neutralisation par tous les moyens des mouvements de résistance à sa logique de destruction et du profit. Inégale certes mais avec les contrôleurs aériens, la guerre sociale continue.

Silfax



1. Acronyme désignant ces pays de l’Union européenne : Portugal, Italie, Irlande, Grèce et Espagne. (Ndlr.)
2. « La modernisation et la libéralisation de deux secteurs, l’aéroportuaire et celui de la loterie (sic), pour lesquels les circonstances actuelles exigent un changement du modèle de gestion pour en accroître l’efficacité, au moyen de l’ouverture à une possible privatisation partielle ».