Pour la paix : en finir avec les Etats

mis en ligne le 17 janvier 1991
C’est la guerre. Et pour mieux démobiliser l’opinion, le chef de l’État annonce qu’il ne fera pas appel aux militaires du contingent. On nous promet, la main sur le cœur, que ce ne sera qu’une guerre-éclair. Après tout, elle ne sera menée que par des militaires professionnels. D’ailleurs dans le Golfe, un militaire français sur trois est un noir. Devinez pour qui ont été préparés les cercueils.
Les gouvernements des deux camps se sont livrés à un simulacre de négociation, afin de rallier leurs opinions publiques. Aucun n’a laissé à l’ennemi une possibilité de sauver la face. Et chacun aurait été terriblement contrarié si l’autre avait cédé. Il n’y a donc même pas besoin de déclarer la guerre. On nous informe qu’elle est déjà là.
Merci, messieurs les chefs d’États, d’avoir choisi le bon moment pour nous sortir du placard le spectre de Munich… mais où donc était-il quand l’Irak gazait les populations kurdes ? Nous appelions alors Saddam Hussein « notre ami ». Que faisions-nous donc quand l’Irak envahissait l’Iran ? Le gouvernement français lui avait alors fourni des armes super performantes. L’État américain lui offrait gracieusement les renseignements recueillis par ses satellites-espions. Et des industriels allemands lui offraient le matériel pour une guerre chimique. Le spectre de Munich ne hante pas les placards des marchands d’armes.
Certes, vous défendiez alors la bonne cause. Tout était bon pour juguler la menace iranienne. Vous avez dit Iran ? Mais qui donc prendra la place de l’Irak quand celui-ci sera rayé de la carte ? Est-ce que vous ressortirez de nouveau du placard le spectre de Munich ? Et si le conflit se généralise à l’ensemble du monde arabe ou musulman, que deviendra votre guerre-éclair ? Messieurs les stratèges ont oublié de nous dire aussi combien de temps il faudra occuper l’Irak.
Au nom de la démocratie, nous nous sommes jadis lancés dans l’expédition de Suez, et nous avons été le premier gouvernement du monde à organiser une prise d’otage, doublée d’un acte de piraterie aérienne. Au nom de la démocratie, nous avons, il y a peu, fait sauter le bateau de Greenpeace. Au nom de la démocratie, nous envoyons des armes à l’Arabie saoudite, ce régime où les femmes n’ont même pas le droit de conduire une auto. Au nom de la démocratie, nous nous allions avec la dictature syrienne, au nom de la démocratie, nous nous allions à la dictature libyenne, au nom de la démocratie, nous faisons de magnifiques cadeaux à tous les États autoritaires d’Afrique du Nord, d’Afrique du Sud, du Proche-Orient. Au nom de la démocratie, nous nous taisons sur les massacres des Palestiniens. Oui, nous sommes les grands défenseurs de la démocratie : de l’île de grenade au Panama, de l’Irlande du Nord à Hong Kong, de Kolwesi au Zaïre jusqu’au Gabon (où nous avons renversé le président Léon M’ba, en 1964-65) et jusqu’aux îles Comores, en 1986. Au nom de la démocratie, nous allons écraser la population du Koweït et faire de leur pays, à coup de bombardements, un parking international.
On nous a fait avaler trop de couleuvres pour croire que nous sommes les défenseurs de la démocratie dans le monde ou que le Koweït soit notre première priorité. La politique constante des États démocratiques occidentaux a été d’isoler les minorités de progrès qui existent au sein des pays arabes et d’Israël. Les positions de M. Bush ont incroyablement consolidé la position M. Hussein ; elles ont mis ce dernier au premier plan de la scène internationale. La présence des forces américaines dans le Golfe a amené les Palestiniens et Algériens à se solidariser avec l’Irak. Il faut garder, n’est-ce pas, la mainmise sur les ressources du tiers monde, et pour soutenir artificiellement les dictatures et les féodalités.
L’heure est grave. Le temps est venu de demander des comptes à nos gouvernements. Les vies de chacun d’entre nous, de chacun de ceux que nous aimons, sont trop importantes pour les confier à quelqu’un d’autre, qui que ce soit. Que ceux d’entre vous qui y croient encore adressent des télégrammes à leurs sénateurs et députés pour leur demander de changer d’avis. Pour moi, las de leurs gesticulations, je laisse nos politiciens avec leurs danses de spectres. Et comme la guerre a lieu, je me propose d’assister au spectacle dans un des nombreux abris anti-atomiques qui couvrent le territoire français, pendant que nos chefs d’État, dans un grand élan de générosité, partiront eux-mêmes pour la guerre.
Si cette perspective vous inquiète cependant, permettez-moi quelques suggestions. Nous sommes quelques-uns à penser qu’il faudrait peut-être tout faire pour empêcher cette guerre. Voyez ce qu’elle nous a déjà coûté avant même qu’elle ne commence : le Tchad offert en prime à la Libye et les chrétiens du général Aoun à la Syrie. À qui le prochain tour ?
« Pas de guerre ! » sera notre objectif premier. C’est vrai qu’on ne peut tolérer l’invasion du Koweït. Mais plutôt que de compter sur la volonté hypothétique de quelque gouvernement, je préfère m’adresser à toutes les femmes, tous les hommes, tous les jeunes, tous les vieux, à tous ceux d’entre vous qui veulent changer le monde. A partir d’aujourd’hui, nous ne devons compter que sur nous-mêmes et sur les forces de progrès, car elles existent dans tous les pays du monde.
Oui ! Je propose à tous un projet en trois points :
- premièrement, à court terme, que chacun d’entre nous, dans sa propre sphère d’influence, son entourage immédiat et lointain, se batte pour que la paix soit notre priorité ;
- deuxièmement, à moyen terme, organisons une conférence de tout, hors de tous esprit de parti, de système ou d’État. Discutons, ensemble de la situation internationale, du vrai partage des richesses. Élaborons une nouvelle « théorie des dominos » où les dominos seraient les féodalités qui gouvernent ce monde, et obligeons nos États à boycotter les dictatures ;
- enfin, à long terme, quand les régions autocratiques du Moyen-Orient et les valets de tous les impérialismes se seront écroulés, Saddam Hussein se trouvera bien isolé. Non par ce blocus économique, contraire à la constitution des Nations Unies et aux droits de l’homme, puisqu’il a pour but d‘affamer les populations, mais par le blocus que ce régime a lui-même créé : le blocus de l’État autoritaire. Alors, ce dernier domino, tel le Mur de Berlin, ne pourra que s’écrouler. On ne sauve pas la paix en opposant un fanatisme à un autre. On ne la sauve qu’en communiquant aux peuples le désir irrépressible de prendre en main leur destin.