Pays de l'Est, les lendemains qui chantent ?

mis en ligne le 24 mai 1990
Il n'est jamais trop tard bien faire. La presse occidentale commence enfin à aborder les redoutables problèmes économiques qui se dressent devant les pays de l'Est nouvellement acquis à la démocratie parlementaire et à l'économie de marché. Après l'euphorie des publicistes pour les pseudo-révolutions d'Europe centrale et orientale, suivirent les conseils et les admonestations aux accents moralistes des plus écœurants. Les nantis et les repus de la surconsommation sont toujours les premiers à mettre en garde les pauvres contre les dangers du gaspillage. Dans cet exercice le journal Le Monde a fait récemment montre d'un zèle sans pareil avec un article signé par Véronique Maurus intitulé : « L'Est sous le choc énergétique » 1.

S'aligner sur le modèle
À l'occasion on apprend qu'à l'exception de la Roumanie, les pays de l'Est n'ont pas connu les choc pétrolier des années 1973-1979 parce que l'Union soviétique a poursuivi la fourniture de pétrole brut et de gaz naturel nécessaire à leurs industries et à leurs besoins domestiques à des prix inférieurs à ceux du marché mondial. Aujourd'hui l'Union soviétique a décidé de réduire ses quotas et de les vendre, en dollars, aux prix pratiqués sur les places internationales. La crise de la dette se radicalise d'une facture énergétique inconnue jusqu'alors. Le modèle « énergétique soviétique » a donc vécu et les citoyens des pays de l'Est vont devoir se serrer la ceinture s'ils veulent s'aligner sur le modèle « énergétique occidental ». Soit ! À croire l'auteur de l'article le modèle occidental serait le meilleur dans le meilleur des mondes possibles ! Voilà le non-dit de cet article : la finalité du capitalisme libéral le plus sauvage et le plus monétariste représente un modèle idéal indépassable. Ce qui caractérise les publicistes « post-modernes » c'est que rien ne peut jamais démentir leur outrecuidance, pas même la plus banale réalité. En effet, le modèle « énergétique occidental » est bien le meilleur, mais pour l'Occident. Que le reste du monde se débrouille ; et puis, dans les pays du Sud il fait chaud ! Seule la surconsommation comme valeur (morale et sociale) immuable du capitalisme de « troisième type » demeure. Aussi, après la lecture de ce texte « informé », doit-on conclure que ce qui a cruellement manqué à l'Union soviétique c'est la domination d'un véritable tiers monde qui lui aurait permis de consommer sans en payer le coût social. On croit rêver !
Toutefois on devine que si les crédits occidentaux servirent à industrialiser (plutôt mal que bien) les pays de l'Est, ceux-ci l'ont pu accomplir grâce à l'énergie à bon marché fournie par les Soviétiques. Plus encore, il apparaît qu'une partie de ces prêts a été utilisée (à la différence des pays du Tiers monde) pour améliorer une consommation déficiente ; tant et si bien que pendant une vingtaine d'années les citoyens des pays de l'Est ont réussi à maintenir un niveau de vie moyen grâce à l'argent occidental. Voilà le péché. Pourtant, les États-Unis surconsomment en captant les liquidités du Tiers monde (taux d'intérêts élevés du marché de l'argent à New York) et en exerçant un contrôle planétaire sur l'achat des matières premières, il est là la mise en œuvre des vertus bienfaisantes du modèle « énergétique occidental ». Le raisonnement de notre journaliste est à la fois trop vrai entre les lignes et totalement controuvé dans son affirmation immédiate.
Il suffit de lire la presse polonaise ou hongroise pour saisir l'ampleur de la crise et de la catastrophe qui menace. Derrière l'enthousiasme des peuples aveuglés par les promesses d'abondance du libéralisme et les sinistres pompes présidant à la mainmise des nouvelles-anciennes élites sur les leviers du pouvoir, on devine le vide, l'absence d'un authentique projet social et pire, la mise à l'encan, au travers de joint ventures des industries et des services les plus immédiatement rentables : tourisme, presse, publicité et sous-traitance industrielle de bas de gamme.
Pour la façade médiatique on met en scène les émotions. Katyn, le spectre de l'Allemagne réunifiée, la reconnaissance définitive de la ligne Oder-Neisse ; pour les choses sérieuses du présent on constate silencieux son impuissance devant l'offensive du capital allemand, lequel, au travers de canaux officiels ou officieux étend son contrôle sur tout le pays. Il est là de quoi méditer sur la notion d'indépendance. Là où la puissance militaire teutonne avait échoué par deux fois en employant des moyens extrêmes, sa puissance économique planétaire l'accomplit : dominer l'Europe continentale et, au-delà, tisser des liens économiques privilégiés avec la Russie devenue l'Union soviétique. Malgré le mur de Berlin il y avait longtemps que se préparait le futur Locarno techno-économique qui dominera les échanges économiques de l'Europe de demain. Mais la division internationale du travail ne laisse aucune chance aux nouveaux venus dans la ronde du capitalisme « post-moderne » ; les nouveaux espaces qui s'ouvrent aux industries et aux financiers allemands constituent une fantastique réserve de « cheap labour » pour la future reconstruction de l'infrastructure de l'économie soviétique. On remplacera ainsi l'Extrême Orient, trop lointain, et à présent menaçant en raison d'un jeune capitalisme agressif et ravageur (voir à ce propos le taux de croissance de la Corée du Sud, de Taiwan, de la Thaïlande et de Singapour).
La situation hongroise n'est pas meilleure et sa course aux emprunts nécessaires au remboursement de sa dette offre, à toute personne douée de bon sens, un spectacle pitoyable. En 1956 l'Occident avait encouragé les Hongrois à la révolte sans jamais intervenir, à présent ce même Occident les pousse à embrasser la plus libérale des économies de marché en leur mesurant chichement ses deniers ou en refusant son intégration à la Communauté européenne 2. La fin de la nécessité n'est pas pour demain. Aussi ne faut-il pas accuser, comme les nouveaux prophètes de la politique libérale s'y appliquent avec mauvaise foi, l'impéritie de la gestion kadarienne, d'aucuns connaissent les pays non-communistes qui ont accumulé une dette gigantesque dont ils ne peuvent échapper à la spirale mortifère. Argentine, Brésil, Vénézuéla, Jordanie, Soudan, Indonésie, sont souvent le théâtre d'émeutes de la faim réprimées avec une brutalité inconnue à l'Est depuis la fin de l'époque stalinienne. Les bonnes âmes de la presse occidentale en font entendre un écho bien faible , comme s'il y avait de bonnes dissidences en Europe de l'Est et de mauvaises jacqueries dans le tiers monde soumis à l'Occident.

De nouvelles contradictions
Il ne s'agit pas de réhabiliter la gestion bureaucratique des communistes, mais de saisir combien la mutation (le retrait soviétique) qui entraîne les pays d'Europe de l'Est à retourner dans le giron du capitalisme occidental, loin de signer, comme beaucoup l'affirment, la victoire absolue du capitalisme de « troisième type », ouvre la voie à de nouvelles contradictions qui devraient susciter une réflexion régénérée sur les finalités de ce même capitalisme. Car, par-delà les parasitages du débat politique des nouvelles démocraties qui, une fois encore, confondent les manœuvres parlementaires avec la praxis démocratique des citoyens, s'élève la grande interrogation du temps sur les finalités de notre système socio-économique. Quel est le sens de l'accélération du consumérisme gadgétique ? Celui de la course affolée de jeux financiers de plus en plus détachés de leurs fondements industriels et du travail réel qui seul engendre la richesse ? Celui d'une communication de plus en plus instantanée où toute expérience du monde et des autres se réduit à une succession de flashs d'images dénuées de sens en lesquelles s'abolissent les conflits quotidiens inhérents à la véritable démocratie ? (N'en déplaise aux chantres du consensus !) Après avoir vécu dans la brutalité immédiate du sens produit par une langue de bois politique (le pouvoir édictant la norme à respecter dans tous les espaces sociaux, économiques et culturels), les société d'Europe de l'Est sautent à pieds joints dans la « société du spectacle », ses simulacres de liberté (le look, la mode, le MacDonald), sa langue de bois de la marchandise triomphante (la pub). Demain n'est pas le jour d'une émancipation de l'Homme.

Le cortège des chômeurs
C'est toujours la presse financière qui rapporte sérieusement le cercle diabolique dans lequel est plongé l'état du monde contemporain. Ainsi le très sérieux Financial Times brosse pour le proche avenir un tableau réaliste de la redoutable situation qui attend les pays pauvres où la guerre, la famine, la plus insigne misère, composeront le seul horizon offert aux hommes impuissants et désemparés 3. Ethiopie, Soudan, Somalie, Indonésie, Timor, Guatemala, Salvador, Colombie, etc. Ici et là la technologie la plus moderne de la guerre classique voisine avec le plus total dénuement et la terreur comme technique de gouvernement. De telles menaces pèsent aussi sur l'Europe de l'Est depuis le retrait soviétique et la confusion de plus en plus forte dominant l'empire 4.
Les présidents Bush et Mitterrand, comme le pape dans sa dernière déclaration à Mexico, ne s'y sont guère trompés en défendant Gorbatchev et la pérestroïka contre les volontés indépendantistes des républiques baltes, arménienne, géorgienne, azérie. Mais confronté à une paupérisation grandissante au nom d'une économie libérale qui exige son cortège de chômeurs et d'indigents, voire de conflits périphériques, rien ne dit que la guerre ne se présentera pas un jour prochain à la conscience des hommes comme une alternative crédible afin de soulager leur malheur et de substituer une illusion par une autre.
Le 7 mai 1990, le FMI a adopté le principe d'une augmentation de 50 % de son capital afin de pallier au plus vite les besoins de crédits les plus urgents des pays du Tiers monde et d'Europe de l'Est. Mais le crédit accordé aux nations pauvres ressemble aux crédits offerts aux salariés des pays développés : il n'est là qu'un moyen, avec la publicité, afin d'accélérer plus encore la folle machine à produire et à consommer de l'inutile qui, en dernière instance, ne profite qu'à ceux qui tiennent les cordons de la Bourse et détiennent les moyens technologiques d'imposer à tous un modèle unique de développement qui n'a visé jamais que le profit à court terme.
C'est toujours le long terme qui est occulté lorsqu'on s'aveugle sur les performances du présent. Peut-être suis-je naïf, mais n'y a-t-il pas une grotesque et cynique comédie à célébrer d'un côté la victoire du progrès dans un monde où la technologie de pointe accomplit des prodiges d'informatique, de médecine, d'agronomie, de communication, et, de l'autre, à déplorer, sur le mode d'une philanthropie spectaculaire (Téléthon, chansons et autres distractions) les malheurs d'un tiers monde que l'appropriation unilatérale de ce même progrès enfonce inexorablement dans une misère indicible ? C'est, de manière relative, ce qui menace aussi l'Europe de l'Est.

Claude Karnoouh


1 Le Monde, vendredi 4 mai 1990.
2 Daily News of the Hungarian News Agency MTI/Budapest, Thursday, 26, 1990. Vol. 24, n°80, « Hungarian poised for full EC membership ».
3 Daily News of the Hungarian News Agency MTI/Budapest, Friday, 27, 1990. Vol. 24, n°81, « Hungary needs $ 2,5 billion this year ».
4 Financial Times, Saturday, may, 5, 1990, « Scorched earth : starved bodies » ; Daily News of the Hungarian News Agency MTI/Budapest, Friday, 27, 1990. Vol. 24, n°81, « Small-war danger in Europe rising ».