À l’Est du nouveau : vent de révolte dans les universités autrichiennes

mis en ligne le 19 novembre 2009
Ya basta ! Le 20 octobre, des étudiants de l’université des Beaux-Arts de Vienne en ont eu assez. Ras-le-bol des amphis bondés, des cursus inflexibles imposés par les universités depuis la mise en place du processus de Bologne (réforme LMD), ras-le-bol de la sous-représentation des femmes, du manque d’encadrement… et plus généralement du manque de moyens. Sans en référer aux représentants élus par les étudiants, proches des deux partis au pouvoir, ils ont décidé le 22 octobre de traverser le centre-ville pour venir occuper l’ « Audimax », le plus grand amphi du pays, à l’université de Vienne.
Rapidement, des groupes de travail (AG) ont été organisés pour mettre en place l’autogestion. Le groupe « cuisine populaire » (Volksküche) nourrit ainsi plus de 500 personnes, l’AG « slogans » prépare les manifs, l’AG « finance » permet la location de matériel, l’AG « lycée » se consacre à la coordination avec un des mouvements de solidarité… mais parmi les 70 (!) AG, il y a aussi l’AG « nettoyage », l’AG « sécurité » ou l’AG « désescalation » qui évite que certains groupes dégénèrent dans l’action violente.
Le 28 octobre, une grande manifestation a eu lieu derrière les banderoles « De l’argent pour l’Université et pas pour les banques » ou encore « Bildung statt Ausbildung », ce qui peut se traduire par « Pour un enseignement qui ne soit pas exclusivement professionnalisant ». Entre 10000 et 50000 personnes y ont participé, ce qui est énorme pour un petit pays où les conflits sont habituellement réglés de façon consensuelle. Une autre manifestation a eu lieu le 5 novembre et la prochaine est prévue avec les métallos et le personnel des jardins d'enfants. À ce jour, 13 universités sont occupées, soit presque toutes celles du pays, et des manifestations de solidarité ont lieu un peu partout en Allemagne.
Le mode de lutte mérite l'attention. Les étudiants ne sont pas en grève et les universités ne sont pas bloquées ! Plus choquant encore, par rapport aux actions de ces dernières années en France, tous les cours ont lieu normalement, l’université louant une grande salle pour les cours initialement prévus dans l’Audimax. Pour autant, la révolte est sérieuse : le grand amphi est occupé nuit et jour, tandis que des salles annexes sont réquisitionnées pour les nuits. Des plénums se tiennent plusieurs fois par jour et tous les outils modernes de communication sont utilisés : infos en direct sur Twitter, groupes sur Facebook et suivi vidéo en temps réel sur unibrennt.at (l’uni brûle). De nombreuses figures emblématiques viennent soutenir le mouvement en intervenant dans l’Audimax. Le groupe de punk Anti-Flag, de passage à Vienne, est venu faire une intervention et le chanteur n’a pas laissé d’ambiguïté à la réponse qu’il convenait d’apporter à ce titre des Clash qu’il a repris « Should I Stay or Should I Go ? ».
Les étudiants sont bien là pour rester. L’Audimax est devenu une plaque tournante de la vie culturelle. Lors de la Viennale, le festival du film qui vient de se tenir du 22 octobre au 4 novembre, deux films de la sélection officielle ont été projetés dans l’amphi. Ce fut d’abord un extrait de L’Encerclement – la démocratie dans les rets du libéralisme, en présence du réalisateur Richard Brouillette, un film qui donne une large place aux critiques de Noam Chomsky. Quelques jours plus tard, on a pu assister à la projection intégrale de Bock for President, portrait de Ute Bock, une femme qui a fondé une association d’aide aux demandeurs d’asile.
Des représentants d’organisations comme Attac, la Ligue des droits de l’homme ou même le parti des Verts se sont également montrés dans l’Audimax. Pour autant, on ne peut pas parler de récupération. Ce mouvement, spontané et sans leader, mais néanmoins très bien organisé, ne lasse pas d'étonner. Le ou la porte-parole est choisi(e) chaque jour selon un principe d’alternance. Le ministre en charge des universités, le conservateur Johannes Hahn, a tenté de jouer la carte de la division en ne recevant que les représentants élus mais ces derniers sont réduits à des rôles tout à fait secondaires. Pensant amadouer les révoltés avec une petite cagnotte de 34 millions d'euros, il s’est vu opposer une fin de non-recevoir : les étudiants estiment que c'est un milliard qu’il faut, accompagné de mesures simples comme le libre accès aux études, l’abolition des droits universitaires pour tous et la participation des étudiants à la définition des curricula. Actuellement, Hahn change de stratégie en promettant des états généraux pour le 25 novembre, misant sans doute sur la fatigue des étudiants.
Au niveau politique, c'est plutôt la cacophonie dans la grande coalition. Les conservateurs sont clairement hostiles tandis que les sociaux-démocrates se prennent régulièrement les pieds dans le tapis, révélant une série de contradictions. En pleine crise, le ministre, Hahn, dont la thèse de doctorat a fait l’objet d'une enquête pour plagiat, a été choisi par le chancelier pour devenir Commissaire européen ! C’est dire le peu de cas que ce pays fait des instances européennes, d’autant plus que Johannes Hahn a déclaré vouloir conserver les fonctions qu’il a dans le parti à Vienne.
Et si pour une fois notre regard devait se tourner vers cette autre Autriche ?

Jérôme Segal
Chercheur, enseignant dans deux universités à Vienne