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par André Bernard le 6 mars 2023

Putain de vent !

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Article extrait du Monde libertaire n° 1847 de février 2023
C’est ce qui peut se crier, spontanément, quand on a l’impression que le vent, de façon délibérée, se fait désagréable avec nous. La jardinière, elle, interpelle ses plantes et ses fleurs aimablement ; de même, on parle à son chat, à son chien. Mais, quelquefois, on s’adresse avec colère à l’ordinateur qui est trop lent, etc.
C’est là un comportement humain courant et pourtant bien étrange pour notre raison, car l’échange se révèle plutôt limité pour l’esprit.

Sans doute, dans notre monde occidental, y eut-il un temps, au Moyen Âge, où la communication sensible avec les animaux, avec les plantes et la nature en général était plus répandue ; par exemple, il était attribué à certains animaux comme les cochons, devenus individus à part entière, une conscience et une responsabilité puisqu’ils pouvaient être jugés par les tribunaux et condamnés pour une faute ou des dégâts divers.
Avec le temps, s’est mis en place un « naturalisme » qui traite maintenant la nature et le règne animal comme une réalité complètement extérieure aux humains. C’est un effet de la science et de la religion qui installèrent une barrière entre nous et le reste du monde, mais il n’en est pas de même (pas encore) pour certains peuples amazoniens comme les Achuar, étudiés par Philippe Descola et Alessandro Pignocchi ; peuples qui vivent en grande osmose avec la vie extérieure.



Río Corrientes, 2009, Jeunes Achuar travaillant à la ferme. Photo Diego Giannoni.

Les Achuar seraient-ils poètes ?

Ainsi, pour les Achuar, écrit Descola, la nature n’existe pas comme une réalité séparée de la vie sociale : la plupart des plantes et des animaux sont « dotés d’une intériorité qui rend possible la communication avec eux et permet de nouer avec les non-humains des relations régies par les mêmes conventions que les rapports entre humains ».

Alors que l’historien,
la tête encombrée de documents, déchiffrait le passé,
le poète, à l’écoute du présent, disait l’avenir.


Dans notre monde occidentalisé, la raison première du verrouillage de nos sociétés a pour cause la suprématie de la sphère économique capitaliste qui transforme tout en marchandises, en objets, humains inclus, sclérosant tout cheminement autre.
Mais il n’est pas dit que l’histoire soit condamnée à cette impasse, car il s’agit maintenant d’ouvrir des brèches.

Pignocchi met en avant l’expérience de Notre-Dame-des-Landes, les zapatistes et le Rojava, mais aussi les kibboutz et les diverses communautés libertaires qui ont échoué essentiellement parce qu’elles étaient des « isolats » ; pour lui, il s’agirait maintenant d’organiser une « fuite offensive », constructive, « permettant d’expérimenter autre chose », d’imaginer « d’autres façons d’être au monde ».

Lentement, trop lentement, mûrit une révolution dans les mentalités, dans la sensibilité des humains au vivant.
Dans différents pays, des initiatives sont amorcées pour « donner une personnalité juridique à des milieux de vie : la rivière Whanganui et la montagne Taranaki, en Nouvelle-Zélande, la rivière Magpie au Canada, le fleuve Atrato en Colombie » en sont des exemples.

L’eau qui dormait dans une cruche
rêvait de vagues et de torrents ;
la cruche se brisa.


Il n’est rien dit de l’expérience des collectivités espagnoles de 1936. Faut-il attribuer ce manque à l’ancienne culture marxiste de Descola ? De son côté, il avance que l’État « peut changer de nature », qu’une « cosmopolitique nouvelle pourrait prendre la forme d’un archipel mondial d’États sobres et fonctionnant selon le principe d’une démocratie continue », avec en leur sein « un tissu de communes égalitaires... ».

C’est ainsi qu’à l’imitation du dialogue entre David Graeber et David Wengrow dans Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, Descola et Pignocchi ont publié Ethnographies des mondes à venir, une conversation pour décortiquer ces problématiques, un échange quelquefois un peu jargonnant (mais est-il possible d’y échapper ?) ; les deux auteurs espèrent pourtant que « quelques exemplaires de [leur] livre arrivent tout de même dans le rayon développement personnel des supermarchés ». Mais un tel discours sur un tel sujet, surtout dans sa forme et sa présentation, a peu de chance d’atteindre un lectorat populaire, même avec la bande dessinée qui accompagne le texte où on retrouve les redites et répétitions, défauts communs à une conversation orale familière.

Pour autant, on avancera que l’anthropologie contemporaine est devenue un réservoir « à imaginer l’avenir comme un foisonnement de possibilités, et non plus comme un trajet unique et tout tracé vers le désastre ». Serait abandonnée l’idée d’un « renversement révolutionnaire soudain et global » pour une conflictualité progressive et multiforme.
« Il faut renoncer à l’idée que l’émancipation des opprimés ne peut être menée à bien que par une avant-garde qui penserait et agirait à la place des autres dans le but d’aboutir à la désagrégation de l’État », écrit, pour ne pas conclure, Descola.

André Bernard




Ethnographies des mondes à venir - Philippe Descola, Alessandro Pignocchi. Le Seuil, 2022, 174 p.

PAR : André Bernard
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