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par Philippe Pelletier le 3 mai 2022

Kiev-Alep- Belgrade, échos de la terreur

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Article extrait du Monde libertaire n°1838 d’avril 2022
Selon sa déclaration du 25 mai 2005, la dislocation de l’Union soviétique fut pour Poutine « la plus grande catastrophe géopolitique du siècle dernier ». Mais, paradoxalement, ce désarroi touche lui aussi l’establishment des pays « occidentaux » (États-Unis, Union européenne, Japon…) qui a besoin d’une nouvelle grille de lecture pour dominer le monde.
La « fin de l’histoire » qui succède à ladite « Guerre froide » (en réalité chaude, en Corée, au Viêt-Nam, etc.) aurait dû voir triompher partout un ordre démocratique et libéral. Mais cette prophétie sombre avec la répression de Tian’anmen (1989), puis les tragédies irakiennes, libyennes, syriennes ou afghanes.
Lui succède l’idée d’un « choc des civilisations » qui serait fondé sur la confrontation de valeurs socio-culturelles, irréductibles et articulées sur la religion. Certains nazillons cherchent de nos jours à lui adjoindre un fantasmatique « grand remplacement » qui fait fi de la nature des migrations.

Ni « choc des civilisations », ni « guerre civile »

Malgré les aboiements pathétiques, mais dangereux, de ces post-fascistes qui disposent d’une couverture médiatique hors de toute proportion, la théorie du prétendu « choc des civilisations » vient d’encaisser deux coups.
D’une part, les conflits au Proche et Moyen-Orient montrent qu’au sein d’un même monde religieux, musulman en l’occurrence, il existe des antagonismes majeurs qui relèvent d’autres logiques. Celles-ci sont essentiellement économiques (le pétrole, l’eau) et politiques (le pouvoir, le nationalisme), de surcroît téléguidées par des grandes puissances plus ou moins proches (Russie, OTAN). Le sort des habitants d’Alep, du Rojava ou d’ailleurs en Mésopotamie ne suscite toutefois pas le même mouvement d’accueil de la part des États européens.




D’autre part, l’invasion russe en Ukraine rappelle que la guerre se fait aussi entre pays de populations « blanches », cousines, de même culture chrétienne et partageant une histoire. Ce n’est pas la « civilisation » qui y est en jeu, mais le politique.
Depuis les événements de Maïdan en 2013-2014 à Kiev, une partie croissante de la population ukrainienne refuse en effet de subir la corruption des élites pro-russes, l’hostilité du régime poutinien et le recul de la démocratie (liberté d’expression et de réunion, avant même le parlementarisme fatalement dissolvant).
Le nouveau tsar post-stalinien ne pouvait le tolérer, d’où l’augmentation de sa pression : mainmise sur la Crimée en mars 2014, puis le Donbass à partir d’avril 2014, invasion de l’Ukraine le 24 février 2022.





Syndrome obsidional et impérialisme

Cette stratégie dépasse le caractère névrotique voire psychopathe du dirigeant en poste au Kremlin, gamin ayant grandi parmi les voyous pétersbourgeois, puisque son principe est pensé depuis longtemps par plusieurs courants idéologiques convergents (eurasisme, néo-nationalisme, anti-occidentalisme, Soljenitsyne, Douguine, Jirinovski…).
Le syndrome obsidional, qui caractérisait le régime hitlérien, les militaires japonais, mais aussi Staline avec sa formule de «  citadelle assiégée », caractérise la direction poutinienne.
Il repose sur un double et paradoxal héritage du stalinisme. Il est revanchard vis-à-vis de l’ancien régime qui avait détaché par décret la Crimée de la Russie pour la rattacher à l’Ukraine en 1954. Il se combine aussi avec la détestation que Staline éprouvait pour les Ukrainiens qu’il a assassinés par la famine (l’Holodomor en 1932-1933 qui a provoqué entre 2,6 et 5 millions de morts), puis ces Ukrainiens qui ont d’abord accueilli la Wehrmacht en libératrice au printemps 1941 avant de se raviser.
Le syndrome obsidional est également alimenté par le vainqueur toujours adversaire que sont les dirigeants occidentaux, américains en tête. L’État russe post-soviétique a pour préoccupation majeure de les tenir à distance. Il repousse leur force militaire aussi bien que leur fonctionnement démocratique. Il cherche à replacer dans son orbite les États devenus indépendants, comme l’Ukraine depuis le 16 juillet 1990.

Le colonialisme panrusse
Il ne faut toutefois pas confondre les objectifs et les arguments. Bien que considérant Russes et Ukrainiens comme un seul et même peuple, Poutine se contredit lui-même puisqu’il criminalise les seconds. S’il nie la réalité ukrainienne, ce n’est pas pour prôner la logique d’une fusion, mais pour en imposer la nécessité. Ce n’est donc pas une guerre civile qui se déroule en Ukraine, mais une tentative de subjugation impériale.
La situation ethno-culturelle de l’Ukraine est assez contrastée. La présence russophone est majoritaire au Donbass, en Crimée, à Odessa, à Kharkiv, plus les migrations de travailleurs russes dans les grandes villes (Kiev…). Elle est minoritaire dans la partie occidentale de l’Ukraine (4 % de Russophones en Volhynie ou en Galicie). Vivent aussi des populations juive, tatare, moldave, gagaouze…
La stratégie poutinienne semble poursuivre une colonisation panrusse qui, sous l’Union soviétique, était masquée par la rhétorique internationaliste. Mais son agression a pour effet de consolider un nationalisme ukrainien mélangeant cosmopolitisme et aspiration démocratique.
Au-delà d’une rupture avec les accords bilatéraux, sans même parler du « droit international », elle ne se confond toutefois pas avec ce qui s’est passé dans d’autres périphéries anciennement soviétiques : Abkhazie (guerre d’août 1992 à juillet 1993), Ossétie méridionale (guerre en 1991-92, puis en 2008) et Tchétchénie (guerre de décembre 1994 à août 1996, puis en 1999-2000).
Dans les deux premiers cas, il s’agit en effet d’un sécessionnisme dans un pays voisin, la Géorgie, sans que l’État russe en soit l’initiateur car il est provoqué par des rivalités internes de pouvoir, soit locales, soit sommitales. Le tropisme centralisateur de l’État géorgien est hérité du stalinisme (le tandem géorgien Staline-Béria était hostile aux Abkhazes). Le sécessionnisme abkhaze et ossète est récupéré par le régime russe dans une démarche qui n’est pas vraiment irrédentiste. Dans le troisième cas, celui de la Tchétchénie musulmane, il s’agit d’un sécessionnisme interne à la Russie, qu’elle refuse.

Nouvelle carte du monde
Trois théories géopolitiques du monde se dessinent désormais : le globalisme, l’oligopolisme et le parochialisme. S’agissant d’idéaux-types, il existe entre eux une série d’intermédiaires intégrant différentes tendances nationalistes qui ne seront pas détaillées ici.
Le parochialisme, ou nationalisme de paroisse, caractérise les pays de rang moyen où une partie de l’élite et de la population cultivent un nationalisme orienté vers l’identité et/ou la souveraineté (politique, économique, alimentaire). Dans le pire des cas, il ouvre la voie à un chauvinisme rance, réactionnaire, obnubilé par un passé révolu et mythifié : le post-fascisme. Dans le meilleur des cas, il peut rechercher non pas une alliance des nations, mais un non-alignement vis-à-vis des deux autres tendances géopolitiques sur fond nostalgique d’un « État-providence » supposé réduire le capitalisme : le souverainisme de gauche, mais avec des échecs retentissants (chavisme, Syriza, Podemos…).
Le globalisme repose sur un capitalisme libéral-démocrate dont l’impérialisme alterne isolationnisme ou expansionnisme aux États-Unis d’Amérique qui l’incarnent. Refusant le colonialisme classique de peuplement, il étend sa puissance par l’économie, la culture, la technologie et le militaire. Même chez ses partisans ultra-libéraux, l’État y reste nécessaire grâce à ses fonctions régaliennes.
L’oligopolisme considère le monde comme étant ou devant être réparti en aires d’influence entre grandes puissances. Contrairement au globalisme américain qui embrasse toute la Terre, il admet l’existence de pôles rivaux devant coexister. Mais la délimitation de leurs sphères d’influence est compliquée par l’histoire impérialiste de chaque oligopole.
C’est le cas de la Russie qui endosse l’héritage soviétique, notamment chez Poutine et ses sbires qui sont les purs produits du totalitarisme stalinien, voire l’héritage tsariste chez les plus radicaux. C’est en partie le cas de la Chine, qui n’a toutefois pas besoin de s’étendre puisqu’elle considère Taïwan et Hong-Kong comme faisant partie de son territoire, tout en menant une lutte d’influence en Asie du Sud-Est et en Afrique.
Ces trois théories géopolitiques axées sur les territoires et les zones d’influence ne minimisent pas l’importance de la question économique, mais elles valorisent le politique et le militaire. L’analyse marxienne qui, en schématisant, cherche du pétrole ou des minerais sous chaque guerre, se retrouve d’ailleurs singulièrement démunie à propos de la situation ukrainienne.
Certes, l’Ukraine est le cinquième exportateur mondial de blé (le septième producteur), le quatrième exportateur de tournesol (le cinquième producteur), et le septième producteur de fer. Certes, l’industrie lourde du Donbass tombe opportunément dans les mains russes. Mais aucun gazoduc majeur ne passe par son territoire. Dès les indépendances, le port de Sébastopol en Crimée est contrôlé par la Russie à la suite d’un accord spécial.

Rappeler la Yougoslavie
La confrontation entre le globalisme occidental et l’oligopolisme russe passe par la question de l’OTAN. Cette organisation politico-militaire compte trente États membres, contre douze à sa création en 1949. Elle est plus étendue que l’Union européenne des 27 États (soit en plus : le Royaume-Uni, l’Islande, la Norvège, l’Albanie et la Turquie ; en moins : l’Irlande, la Suède, la Finlande, l’Autriche et Chypre), outre les États-Unis et le Canada. Elle est plus vaste que les 19 États de la Zone euro ou que les 26 États de la zone Schengen (23 pays de l’UE plus trois autres : Islande, Norvège, Confédération helvétique).
Lors de la dislocation soviétique, le secrétaire d’État américain James Baker promet à Gorbatchev que l’OTAN ne s’étendra pas vers l’est. Avec la fin de la « Guerre froide », elle aurait d’ailleurs dû disparaître, en toute logique. Mais elle s’étend : trois nouvelles adhésions en 1999 (Pologne, République tchèque, Hongrie), suivies des États baltes, de la Slovaquie, de la Slovénie, de la Roumanie et de la Bulgarie en 2004, de la Croatie et de l’Albanie en 2009, du Monténégro en 2017 et de la Macédoine en 2020. Puis les candidatures de la Géorgie et de l’Ukraine. Soit une avancée régulière, à l’allure inexorable, vers l’est, vers la Russie.
Le véritable tournant est toutefois antérieur puisqu’il remonte à 1991 : à la guerre en Yougoslavie puis au Kosovo. Rappelons que, sans exonérer les horreurs du régime serbe de Milosevic, ce sont l’Allemagne et l’Autriche qui ont ajouté de la tension en reconnaissant, parmi les premiers États, l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie le 23 décembre 1991. Ils l’ont fait malgré l’accord des ministres des Affaires étrangères européens du 16 décembre précédent. Ils sont suivis par le Saint-Siège le 13 janvier 1992, et finalement par l’UE deux jours après.
On connaît la suite : escalade, guerre, épurations ethniques, attisements interconfessionnels et partition d’un pays, la Yougoslavie, qui avait tenté un non-alignement entre Occident et Union soviétique, ce qui lui a probablement valu d’être punie.

La honte de l’écolo-pacifisme

Force militaire mais aussi politique, cette OTAN est bien plus puissante que la bureaucratique Union européenne. C’est ce que révèlent ses bombardements sur la Serbie au printemps 1999 (70 jours de frappes aériennes, un millier de militaires yougoslaves et cinq cent civils tués). Ils se sont effectués en rupture avec la Charte des Nations-Unies puisque l’OTAN se dispense de l’accord du Conseil permanent de sécurité. Il s’agissait de défendre les Kosovars contre l’hégémonie serbe, mais le principal résultat fut de créer au Kosovo un nouvel État qui est désormais contrôlé par la redoutable mafia albanaise.
Soutenus par la France, ces bombardements de l’OTAN ont été réclamés par le gouvernement de l’Allemagne, et pas n’importe lequel : celui de la coalition entre sociaux-démocrates et écologistes, avec Gerhard Schröder comme Chancelier et l’écologiste Joschka Fischer comme ministre des Affaires étrangères.
Fischer, partisan résolu de la guerre, a convaincu son propre parti, les Verts (die Grünen), lors de son congrès du 13 mai 1999. Il y a été soutenu par 444 voix contre 318, avec la toute mauvaise foi nécessaire, puisqu’il déclara « vous me qualifiez de va-t’en-guerre, mais la prochaine fois vous voudrez proposer Milosevic au Prix Nobel de la paix ».
Fischer, soutenu par Cohn-Bendit, et les Verts portent là une très lourde responsabilité historique. Ils inaugurent l’enterrement de l’écolo-pacifisme (« Ni Pershing, ni SS-20 »), jusqu’à EELV qui soutient sans broncher l’intervention militaire française au Sahel. Ils cautionnent un nouveau cadre de tensions géopolitiques, corollaire au capitalisme vert qui se développe.
Les dirigeants russes s’inquiètent logiquement de ce tournant qui s’accentue par la suite avec l’élargissement oriental de l’OTAN. Eltsine passe la main à Poutine en 2000.

Toujours la politique de la peur

Les États maintiennent leur puissance grâce à la peur. L’OTAN le fait avec la Russie en la provoquant. Poutine le fait avec l’Europe, une grande partie du monde, le peuple ukrainien et le peuple russe en promettant de faire de Kiev ce qu’il a permis à son allié Assad de faire avec Alep. Les deux camps évoquent la possibilité d’une issue nucléaire. L’armée russe tire en direction d’une centrale nucléaire.
Les journalistes se jettent sur le sujet, suggérant l’hypothèse d’un désastre atomique entre deux évocations approximatives du dernier rapport du GIEC publié le 28 février dernier (approximatives car le chiffre de millions de « réfugiés climatiques » annoncé sur différentes antennes ne figure pas sur le communiqué de presse).
Le Covid, l’éco-anxiété, les bombes : la peur, encore la peur, cercle infernal.
En attendant, braves gens, il faudra voter en France. En attendant, les cours mondiaux du blé s’envolent alors que pas une semence n’est encore sortie du sol ukrainien. Les prix du gaz et du pétrole approchent des records alors que les gazoducs ou les oléoducs fonctionnent à plein régime. Ceux des biens de consommation grimpent frauduleusement, pas grave, le citoyen qui est le travailleur paiera, le capital se gave.

Lucidité anarchiste
Un groupe d’activistes et de libertaires ukrainiens vient d’écrire un texte mis en ligne le 18 février par Le Monde libertaire. En soulignant que, au moment des événements de Maïdan, leur « arsenal ne se composait que de paroles de chansons punk, de végétarisme, de livres vieux de cent ans », il vise dramatiquement et lucidement juste.
Mais quel engagement ? Selon un texte de la Makhnovtchina, publié en 1920 dans les plaines d’Ukraine orientale, « l’armée makhnoviste n’est pas une armée anarchiste, elle n’est pas formée par des anarchistes. L’idéal anarchiste de bonheur et d’égalité générale ne peut être atteint à travers l’effet d’une armée, quelle qu’elle soit, même si elle était formée exclusivement par des anarchistes. L’armée révolutionnaire, dans le meilleur des cas, pourrait servir à la destruction du vieux régime abhorré ».

Philippe Pelletier (groupe Nestor-Makhno).
PAR : Philippe Pelletier
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