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par Louis Arti le 20 septembre 2021

Compagnes de beaux voyages : La chanson et l’anarchie

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Quand une manif est dans le secteur, y a souvent un petit jeune de 7 ou 77 ans pour m’accompagner. On a souvent un drapeau noir avec nous, quelques Monde libertaire. Quand il ne m’assure pas de son amitié et de son engagement d’humain debout sur le bitume partagé avec d’autres, Louis écrit, compose, peint, vit. Raison de plus pour moi de prendre de son temps en lui demandant quelques mots à partager. Bernard CRML.



A Leny Escudero, peinture de Louis Arti

La chanson m’a sauvé. Je pense qu’il est juste de parler ainsi de l’importance de cet art en le plaçant au centre d’un séisme quand les dents d’un jeune homme ou d’une jeune fille claquent parce que soudain elle et lui se rendent compte que le monde dans lequel on vit, tremble. Je tremble depuis toujours avec l’Univers mais je me souviendrai toujours d’avoir tremblé longtemps dans l’univers social car, dans l’espace, les choses sont plus conséquentes puisque les galaxies se transforment sans cesse, pas la société qui s’est figée depuis des siècles dans la petitesse des maîtres qui ont voulu considérer la terre comme le centre de l’espace et tous les Dieux que les religions ont engendrés, autant cultuelles que d’États, en seigneurs de l’Univers alors que l’échelle du peuple va toujours de la bonne à l’esclave.

Pourquoi l’affirmation « la chanson m’a sauvé » est-elle une bonne réflexion et comment se lie-t-elle dans ma pensée, un jour, à l’anarchie ?

Au cours de mon histoire prolétarienne la chanson occupe une grande place qu’elle prend dans un port de la Méditerranée, pour l’enfant que je suis au centre de ces gens d’où résonnent les voix aux fenêtres des faubourgs en aigus de femmes dans leurs cuisines comme en graves d’hommes sur les échafaudages de chantiers. Mon père, le boulanger Louis Nicolas, est ma première et immuable vedette car j’aurais souvent l’occasion de l’entendre – parfois avec mes oncles Jean et Henri mais souvent seul puisqu’il saura si bien distraire en grimaces et drôleries les gens quand il sautera sur les chariots des fêtes de village, que quand il montera sur une chaise aux terrasses des estaminets pour chanter toutes sortes de chansons.
Dans ces années 50, c’est avec un phonographe niché sur un vieux buffet au café du village que les jeunes gens apprendront à danser et certaines comme certains à s’aimer en tournant en toupies de chair au rythme de la valse ou en se regardant dans les yeux sur les cadences de tangos jusqu’à sauter sur les marches, les polkas, les boogie-woogies et les charlestons telles des tulipes dans une bourrasque. Vêtu d’une « barboteuse » et de savates, je cueillais la musique sur mon chemin du moins sur ces pistes de sable qui faisaient office de trottoirs chez nous en Algérie en pensant à Monsieur Landais, photographe des mariages de son état, à qui je dois mes grandes révélations - dont Yves Montand et Luis Mariano - pour cet homme qui fermait son studio les samedi soir en ville et montait avec un projecteur de films nous distraire en accrochant un écran à un platane alors que le lendemain, le gamin à la « barboteuse » dansait dans le sable brûlant d’Afrique et sous les fenêtres des voisins éberlués en chantant J’aime flâner sur les grands boul’vards ou L’amour c’est un bouquet de violettes.
De mon passage dans l’armée de l’air, je me souviens de deux éléments qui vont commencer à construire une structure libertaire dans la tête du jeune adolescent perturbé que j’étais, ce sont certaines chansons de Leny Escudero



que je captais sur les transistors des bidasses avec l’oreille d’un jeune calamar et Oscar Peterson-trio que je vis un peu plus tard en concert dans une salle d’Allemagne au cours duquel je fus secoué à la vue d’une bande de soldats noirs étasuniens se lever puis se rasseoir dans un silence inouï comme s’ils venaient de voir passer des notes précieuses telles les silhouettes d’une caravane sous les doigts du grand pianiste improvisateur et son trio. La vague des chanteuses et chanteurs « yéyé » , comme parmi tant d’autres Sheila et Richard Antony, m’a confronté à un mur qui fut, sans que je m’en rende vraiment compte, le début d’une recherche en moi résonnant soudain telle une alarme ou un rejet de ce rêve qui se dressait en muraille de nougat de foire devant les jeunes de ma génération quand ils exhibaient en mini-jupes et pantalons à pattes d’éléphant une fausse grâce qui me peinait pour eux comme si je revoyais les danseuses et danseurs du café de mon village jadis alors que je remarquais que dans ce flot de musiques et de textes niaiseux il n’y avait rien de plus que sur les grands boul’vards ou dans les violettes impériales .

« Un jour tu gagneras ta vie avec ça, loin de la mine ! ».



C’est pourtant là que, sans prévenir, une phrase de Brassens s’insinuait dans mon cerveau encombré : « Si le public en veut je les sors dare-dare / S’il n’en veut pas je les remets dans ma guitare » … C’était d’un coup le « mot de désordre » et non plus de « mot d’ordre » … Ou l’esquisse de l’individu que le poète avançait jusqu’à moi comme une bouée par ces Trompettes de la renommée.
Le vieux Monsieur Sanchez, notre voisin, quand il gagnait à la pétanque avec ses collègues de la mine de charbon chantait L’Internationale ou la fredonnait-elle quand il descendait sur le banc au pied de notre bloc de la cité pour lire l’Huma si ce n’est Le canard avant de partager avec moi un bout de formation politique autour des événements d’actualité comme le « casse d’Aznavour » sur les droits de juke-box dont la Cour des comptes signala l’escroquerie… ou le vol de la chanson Magique tango composée par Philippe Gérard qu’un certain Georges van Parys, directeur de la SACEM et célèbre compositeur, refourgua, selon Le canard enchainé, à Frank Sinatra qui en fit le célèbre Stranger in the night sans que l’auteur ne réagisse, surtout pas devant des agents de la mafia qui lui conseillaient, sans plus, de prendre une enveloppe remplie de quelques millions de francs.
Dans les années 60 je n’avais pas de couteau sur moi, même pas pour trancher mon casse-croûte dans la taille de charbon où je travaillais mais, insidieusement, un « couteau-Bic » pris la place de la lame alors que je feuilletais sur la gondole du bureau de tabac de ma rue des revues avant de régler à Madame Dinscher un bloc-notes à spirales et le stylo noir en question quand une idée sonna dans ma tête comme le bruit du tiroir-caisse : « Un jour tu gagneras ta vie avec ça, loin de la mine ! ».

"C’est là, à mon avis, qu’elle est aussi anarchiste parce qu’elle porte la responsabilité profondément honnête de l’angoisse qui est le centre sismique de la poésie."



L’anarchie et la chanson ne sont rassemblées, dès lors à mon avis, que dans la mesure où la poésie et le sens politique font de l’auteur et du compositeur autre chose que « gens de métier » parce que cet art du chant est aussi un art de soi et qu’il ne peut se représenter dans une œuvre sous une forme de faconde ou de thématique. Si on prend pour exemple la chanson La planète des fous de Leny Escudero, il n’y a pas qu’un thème mais plusieurs qui semblent différents et qui pourtant s’accouplent pour se fortifier notamment quand la chanson démarre avec des café-crèmes qui deviennent la mesure des jours de la vie au milieu du volcan fait du feu de tous les fous de la planète qui ne pourront jamais être sains sans faire l’effort de se connaître comme le traduit la phrase « j’ai froid dedans »… Ce « dedans » libre et douloureux que l’auteur découvre dans lui avant de l’habiller d’un sens et d’un chant pour le réchauffer, pour le rendre moins fou. À ce moment-là, je pense sincèrement, que la chanson n’appartient à aucun paradigme car elle naît de la matière humaine et non de la connaissance ni du talent et c’est là, à mon avis, qu’elle est aussi anarchiste parce qu’elle porte la responsabilité profondément honnête de l’angoisse qui est le centre sismique de la poésie.

[…] Un enfant aux mains nues sans espoir d’héritage
Qui ne serait pas moi qui suis déjà venu
Qui me prenant la main quand je ferai naufrage
Me crierait vis encore je ne t’ai pas connu
Qui n’accepterait pas la volonté des armes
Ni des dieux ni des hommes prêchant l’humanité
Et pour mon dernier cri découvrirait les larmes
Désespéré de voir ma non-éternité


Louis Arti
, auteur-compositeur-interprète


(Leny Escudero in La planète des fous)

PAR : Louis Arti
auteur-compositeur-interprète
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