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par Margaret Killijoi le 12 août 2018

Pourquoi il est important de dire qu’Ursula K. Le Guin était une anarchiste

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Article extrait du « Monde libertaire » n° 1793 de mars 2018
Je n’ai jamais aimé ce moment dans l’histoire où la figure du mentor meurt et que les jeunes héros disent alors qu’ils ne sont pas prêts à poursuivre seuls. Parce que j’y voyais le sempiternel cliché et que je voudrais toujours tellement que le conflit entre générations soit présenté plus positivement. Aujourd’hui, j’ai quand même envie de dire que ce moment ne me plaît pas parce que je ne me sens pas prête. La semaine dernière, je vivais dans le même monde qu’Ursula Le Guin, maître de la science-fiction qui, lorsqu’elle recevait ses prix, le faisait en dénonçant le capitalisme et consacrait toute son énergie à parler de ces mondes meilleurs que nous pouvons créer. Lundi 22 janvier 2018, elle a quitté ce monde à l’âge de 88 ans et elle savait que le moment était venu. Naturellement le chagrin que j’en conçois est une affaire personnelle. Car je perds sans doute une partie de moi-même à la mort d’une femme comme elle, aimée de tous, après une vie de travail formidable à lutter pour ce en quoi elle croyait. C’est aussi cependant le chagrin d’avoir perdu l’une des plus brillant.e.s anarchistes que le monde ait jamais connu.e.s. Et en particulier maintenant où les temps difficiles dont elle parlait sont proches. A vrai dire, Ursula Le Guin ne s’est jamais définie comme anarchiste, parce qu’elle ne croyait pas le mériter, elle disait qu’elle n’en avait pas fait assez. Je lui ai demandé si elle était d’accord pour que nous nous la désignions ainsi. Elle a répondu qu’elle en serait honorée. Ursula, je te jure, tout l’honneur est pour nous.

Quand je pense au roman anarchiste, la première histoire qui me vient à l’esprit est une nouvelle simple intitulée Île Forest parue dans le recueil de nouvelles de Le Guin de 1976, Chroniques orsiniennes. L’histoire parle de deux hommes qui discutent du crime et de la loi. L’un d’eux avance l’idée que certains crimes sont tout simplement impardonnables. L’autre la refuse. L’homicide qui ne répond pas à l’autodéfense est sans aucun doute – argumente le premier — impardonnable. La voix narrative poursuit par le récit d’un homicide — ignoble, misogyne — qui vous met mal à l’aise, conscient que vous êtes qu’en effet, dans ce cas particulier, justice ne serait pas faite par la vengeance ou par des mesures légales contre l’assassin. En quelques milliers de mots seulement, sans avoir même l’air d’y toucher, elle mine la confiance du lecteur aussi bien dans les systèmes légaux codifiés que dans la justice directe.

Acceptation de l’impermanence et de l’imperfection


Ce n’est pas que Le Guin ait politisé son travail. C’est que le même esprit a animé son écriture et sa pensée politique. Dans une publication de son blog en 2015, Utopiyin, Utopiyang, elle écrit : « Le mode de pensée que nous sommes finalement en train d’adopter quant au passage des objectifs de la domination humaine et de la croissance illimitée à celui de l’adaptabilité humaine et de la survie à long terme est un passage du yang au yin, il implique donc l’acceptation de l’impermanence et de l’imperfection, de la patience dans l’incertitude et l’improvisation, de l’amitié avec l’eau, l’obscurité et la terre. » C’est là l’esprit anarchiste qui a animé son travail. L’anarchisme, à mon sens, envisage la recherche d’un monde meilleur dans l‘acceptation de l’impermanence et de l’imperfection. Je passe le plus clair de mon temps à penser, lire et apprendre au contact des autres comment la fiction est capable d’interagir avec la politique. Je ne veux pas mettre Le Guin sur un piédestal — elle refusait elle-même, de façon claire et nette, d’être considérée comme un génie dans son travail mais personne comme elle n’a jamais écrit, en matière de roman politique, avec la profondeur d’une métaphore bien filée.

Son livre que je cite le plus souvent est Les Dépossédés parce que c’est le roman utopique anarchiste le plus lu en anglais. Quand une anarchiste comme Le Guin décrit son utopie, c’est explicitement une « utopie ambiguë ». Il s’agit de l’histoire d’un scientifique anarchiste en conflit avec la société anarchiste elle-même et avec les conventions sociales étouffantes qui mûrissent à la place des lois. Et c’est l’histoire d’une société anarchiste qui, malgré sa grande imperfection, l’emporte sur le capitalisme et le communisme d’État. C’est également une histoire sur les relations monogames qui peuvent être si belles quand elles ne sont pas obligatoires. Quand des « anarcho-curieux » me demandent un titre de roman pour aborder l’anarchisme, je ne le conseille pas toujours étant donné que le monde anarchiste qu’elle présente est si sombre. C’est un texte trop anarchiste pour servir de propagande. (Je renvoie souvent et volontiers à The Fifth Sacred Thing de Starhawk.)

Le Guin était en outre pacifiste. Je ne le suis pas, mais je respecte sa position. Je crois que c’est justement son pacifisme qui l’a aidée à écrire sur la violente lutte anticoloniale, avec toute une palette de nuances comme elle l’a fait dans Le Nom du monde est forêt. Il y a une bienveillance intrinsèque dans la violence dans ce livre, où elle met en scène une race extraterrestre indigène (inspiration pour les Ewok de Star Wars, pour le cas où nous aurions besoin de preuves supplémentaires sur le fait que les anarchistes anticipent tout) contre les envahisseurs humains. La « gloire » de la bataille est atténuée, le rendu réaliste, et elle la présente comme aussi dangereuse que la violence actuelle, tout à fait comme cela doit être fait.

Le Guin et d’autres auteurs ont ouvert de nouvelles voies pour la science-fiction, en introduisant l’idée de la parité des sciences sociales et des sciences exactes. Son roman, La Main gauche de la nuit parle de personnes qui alternent leur genre sexuel entre homme et femme. D’après ce que je sais, c’était un travail sans précédents lorsqu’il a été écrit en 1969. Je ne l’ai jamais aimé autant que d’autres de ses livres mais je ne suis pas certaine de pouvoir me représenter comment serait le monde si ce livre n’avait jamais été écrit. Je suis incapable d’indiquer un autre travail qui en ait fait davantage pour faire germer l’idée que le genre puisse et doive être fluide. Ma vie de femme transexuelle non binaire aurait été sûrement complètement différente si elle n’avait pas écrit ce livre.

De nouvelles voies pour la SF


Les Faucons du ciel est une fiction psychédélique optimale et une parabole du pouvoir détenu par les artistes et par ceux qui réussissent à imaginer d’autres mondes. Prophétiquement, elle explore une société détruite par le réchauffement global. Pour les enfants de ma génération, la série fantasy de Le Guin, le cycle de Terremer a joué le même rôle qu’Harry Potter actuellement. Je voudrais l’avoir lu enfant même si je ne regrette pas d’avoir lu et relu The Hobbit. Dans le monde de Terremer, les méchants qui menacent le monde ont la fière allure des héros qui doivent le sauver. Les écrits de Le Guin qui ont beaucoup compté pour moi sont cependant ses nouvelles. Si vous voulez comprendre pourquoi tant de personnes ont pleuré sa mort, il suffit de lire Ceux qui se sont éloignés d’Omelas. C’est tout simplement parfait et je ne le dis pas sur le mode de l’hyperbole. Une nouvelle brève et merveilleuse est exactement le genre de récit qui peut changer le monde.

Quand j’étais un enfant anarchiste, je voulais savoir quel était le rapport entre l’anarchisme et la fiction narrative. Ma pensée s’est formée en parlant avec des personnes intelligentes et spéciales, c’est pourquoi aujourd’hui encore je décide de leur poser mes questions. J’ai écrit une lettre à Ursula Le Guin et je l’ai envoyée par la poste. Elle m’a contactée par courriel et je l’ai interviewée pour ce que j’imaginais pouvoir devenir un fanzine. Ce fanzine devint mon premier livre et fut déterminant pour ma carrière et le travail de ma vie. Elle n’avait strictement rien à gagner à m’aider, en m’encourageant et en mettant son énorme reconnaissance sociale au service de mon projet. J’aime à penser que cela l’enthousiasmait de parler ouvertement d’anarchisme sur un mode différent de celui auquel elle était habituée et, moi, je plaçais tous mes espoirs en elle. Je pense à sa gentillesse envers moi comme à un acte de solidarité entre deux personnes qui livrent la même bataille. Voici en premier lieu pourquoi j’ai tant pleuré à sa mort.

Plus tard, je me suis demandée pourquoi cela m’intéressait de savoir si cet auteur s’identifiait comme anarchiste ou travaillait à des projets anarchistes. Je me suis toujours peu intéressée aux frontières de notre idéologie et beaucoup plus aux paroles et aux faits qui encouragent la libre pensée, aux individus autonomes qui agissent sur le mode coopératif. Que Le Guin se soit définie (ou que l’on puisse la définir) ou pas comme anarchiste, ne change rien à ce qu’elle a écrit ou à la façon dont elle a influencé le monde. Beaucoup des meilleurs et généreux écrivains, activistes que je connais ne se définissent pas comme anarchistes et cela ne change rien à l’amour que je leur porte. En outre je ne suis jamais particulièrement enthousiasmée par la culture de la célébrité, l’adoration des idoles ou de la notion de renommée. Et pourtant je tiens à ce que Le Guin ait été anarchiste. Finalement j’ai compris pourquoi. Parce que ces histoires qui ont tellement compté pour moi ont été écrites par quelqu’un qui est dans ma ligne de pensée, avec qui je partage beaucoup de mes propres espoirs et rêves. Parce que je peux employer ses mots pour démentir quiconque essayerait de la récupérer pour un quelconque autre camp — disons capitaliste libéral ou communiste d’État — et se servir de sa célébrité pour promouvoir des causes qu’elle n’a pas défendues ou auxquelles elle ne s’est pas activement opposée. Parce qu’on a écrit sur les succès des anarchistes au cas par cas en dehors de l’histoire officielle et Le Guin est célèbre pour ses indéniables objectifs spécifiques qui seront vraiment difficiles à passer sous silence. Cela tient peut-être de l’adoration divine. Ou peut-être est-ce que je me complais à être dans son aura. Je ne sais pas. Tout ce que je sais c’est que ça me rend fière d’être anarchiste. Je ne reconnais pas beaucoup de héros. Pour ce qui est de la plupart de mes écrivains préférés, j’aspire à être leur pair. Ursula Le Guin était mon héros. Elle a été mon inspiratrice sans le savoir. Elle m’a encouragée à écrire aussi bien directement en manifestant son enthousiasme pour ce que j’avais écrit qu’indirectement en racontant pourquoi l’écriture est une chose à laquelle il vaut la peine de se mesurer, en plus de son livre sur comment écrire : Steering the Craft.

« Nous avons besoin de poètes et de visionnaires »


A un moment de ma vie où je me retire de la plupart des organisations, je pense souvent à ce qu’elle m’avait dit de l’importance des mots : « Les militants anarchistes espèrent toujours que je puisse être une activiste mais je crois qu’ils se rendent compte que je serais une piètre militante et me permettent donc de retourner à mes écrits. » Mais elle savait que les mots seuls ne suffisent pas. L’art fait partie du changement social, mais à lui seul il ne suffit pas. Le Guin a fait un travail ingrat en participant à des manifestations et en apportant son aide à toute organisation qui la demandait. C’est cette dichotomie qui en fait mon héros. Je veux qu’on me laisse écrire et qu’on ne s’attende pas à ce que je fasse partie d’une organisation mais je veux aussi me rendre utile autrement.

La nuit dernière, trois d’entre nous avons échangé des messages après sa mort. « Tout dépend de nous à présent », avons-nous dit. « Sans elle, nous devons travailler encore plus à présent », avons-nous ajouté. Les messages sont parfois comme des chuchotements. Dans le cœur de la nuit, nous disons les choses qui nous épouvantent. En 2014, Le Guin a dit au monde entier : « Des temps durs sont proches, nous aurons besoin des voix d’écrivains capables de voir des alternatives à notre mode de vie actuel, capables de voir au-delà d’une société prise dans l’étau de la peur et de l’obsession technologique, d’autres façons d’être et d’imaginer même de nouvelles bases pour l’espoir. Nous avons besoin d’écrivains pour se rappeler la liberté. Des poètes, des visionnaires, des réalistes d’une réalité plus vaste. » Mais, à vrai dire, nous sommes prêts, même si je ne me sens pas prête car personne ne le sera jamais vraiment. Il y a des écrivains qui nous rappellent ce qu’est la liberté. Aujourd’hui plus que jamais sans doute. Il y a des histoires qui doivent être racontées et nous le ferons. Walidah Imarisha le fera. Adrienne Marie Brown le fera. Laurie Penny, Nisi Shawl le feront. Cory Doctorow, Jules Bentley, Mimi Mondal, Lewis Shiner, Rebecca Campbell, Nick Mamatas, Evan Peterson, Alba Roja, Simon Jacobs et tant d’autres personnes encore. Nous tous le feront, par tous les moyens. Nous rappellerons la liberté. Et peut-être que nous la connaîtrons un jour.
PAR : Margaret Killijoi
Anarchiste, transexuelle, écrivaine et éditrice américaine (trad. par Monica Jornet)
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