« Du principe fédératif » de Pierre-Joseph Proudhon

mis en ligne le 29 mai 1997

Après les Idées révolutionnaires et les Confessions d'un révolutionnaire, voici donc la nouvelle édition du Principe fédératif. En 1858, condamné une nouvelle fois à la prison, Proudhon préfère s'exiler en Belgique. Malgré deux amnisties (dont une personnelle), il refuse de rentrer en France. Il ne veut rien devoir à Napoléon III. En 1861, publie La Guerre et la paix[[La Guerre et la paix (2 volumes) - Réédition prévue pour février 1998, après celle de Qu'est-ce que la propriété ? prévue pour octobre 1997.]] qui provoque un tollé quasi-général. Nous y reviendrons lors de sa publication.

En ces mêmes années, l'Italie prépare sa révolution. L'Italie est alors divisée en plusieurs petits royaumes et le nord est sous domination autrichienne. Mazzini et Garibaldi (soutenus par la gauche française) prônent une révolution nationaliste et unificatrice du pays : se débarrasser du joug autrichien et instaurer un gouvernement républicain unique sur toute la péninsule. Si, dans un premier temps, la république n'est pas réalisable, ils acceptent la souveraineté du roi du Piémont, Victor-Emmanuel ; l'important à leurs yeux étant l'unité du pays. Victor-Emmanuel s'allie à l'empereur français Napoléon III pour chasser les autrichiens (1859). Mais, au grand dam des révolutionnaires, ce dernier souhaite imposer une fédération de l'Italie placée sous la présidence honoraire du pape dont les États seraient extrêmement réduits. À la grande surprise de ses contemporains, Proudhon prend fait et cause pour la solution fédéraliste et condamne l'unification comme réactionnaire. Comprenons bien la situation : Proudhon est alors considéré par beaucoup comme étant le grand théoricien de la Révolution et, malgré ses attaques incessantes, comme un représentant de gauche. Or, la gauche est pour l'unité ; la droite (cléricaux et bonapartistes) pour la fédération.

Dans deux articles[[Ces articles constitueront le corps du livre La Fédération et l'unité en Italie.]], Proudhon condamne le principe des nationalités et explique que, si l'unité de langue justifie l'unité de gouvernement, Napoléon III est en danger d'annexer la Belgique. Les textes (pourtant tout à fait clairs) sont-ils mal compris ? Une campagne dénonce Proudhon comme partisan de l'annexion, des manifestations sont organisées sous ses fenêtres ; il est obligé de s'enfuir et de regagner précipitamment la France.

Il décide alors de résumer son programme dans un joli pamphlet de soixante pages au plus[[Lettre à Buzon, 31 janvier 1863]] qui deviendra le Principe fédératif.

Une quinzaine de jours après sa sortie, six mille volumes avaient été enlevés. Littérairement, ce n'est sans doute pas le meilleur qui soit sorti de la plume de Proudhon. On y rencontre, selon l'avis même de l'auteur, des « lacunes, des bosses, des méplats, des solutions de continuité »[[Lettre à Buzon, 31 janvier 1863]]. La partie purement théorique est sans doute trop abstraite ; les digressions historiques trop sommaires (et parfois discutables) ; les polémiques avec la presse de l'époque alourdissent l'ouvrage (d'autant plus pour le lecteur d'aujourd'hui…).

En un mot, le Principe… n'est pas l'ouvrage de synthèse que Proudhon avait annoncé à plusieurs reprises et qu'il n'aura pas le temps de rédiger.

Il n'en reste pas moins que ce livre est le premier - et demeure le principal - de ceux qui ont envisagé le fédéralisme non pas seulement comme un dépassement des souverainetés, mais comme principe général, global et révolutionnaire, d'organisation des sociétés.

C'est ainsi que Proudhon, après avoir reconnu les faiblesses de son travail, a parfaitement le droit d'affirmer : « Je viens enfin de terminer une véritable exposition philosophique du principe fédératif, une des choses les plus fortes et les plus neuves que j'aie produites. »[[Lettre à Bergman, 12 février 1863]]

Dès le premier chapitre, il nous explique que l'ordre politique repose fondamentalement sur deux principes contraires, l'Autorité et la Liberté. Les deux principaux régimes dont le principe est l'Autorité sont la royauté (impérialisme ou fascisme), et le communisme. Les deux principaux régimes dont le principe est la liberté sont la démocratie et l'anarchie. Aucun de ces régimes ne se réalise totalement, une société, quelle qu'elle soit, étant toujours imparfaite. Il demeure donc des espaces de liberté dans les régimes d'autorité. Il demeure des espaces d'autorité dans les régimes de liberté.

Aucune société ne pouvant être totalement autoritaire, pas plus que totalement libertaire, l'objet de la Révolution[[« Les révolutions sont les manifestations successives de la Justice dans l'humanité. C'est pour cela que toute révolution a son point de départ dans une révolution antérieure. Qui dit donc révolution dit nécessairement progrès, dit par là même conservation. D'où il suit que la révolution est en permanence dans l'histoire, et qu'à proprement parler il n'y a pas eu plusieurs révolutions, il n'y a qu'une seule et même et perpétuelle révolution » « Toast à la Révolution » dans Idées révolutionnaires.]] est de progresser vers un maximum de liberté dans un minimum d'organisation coercitive. Elle y arrive par la pratique la plus généralisée possible du contrat synallagmatique et commutatif[[Voir le Principe fédératif chap. VII.]] qui émane directement de l'accord des libertés individuelles[[Nous n'insisterons jamais assez sur la notion d'individualité qui regroupe chez Proudhon aussi bien les êtres humains que les collectivités considérées comme des individus collectifs réels.]].

Ainsi, le but de la Révolution ne peut être que l'anarchie, c'est-à-dire la liberté totale des différentes composantes sociales, individus et être collectifs. Cependant, cette revendication de liberté totale ne doit pas être considérée comme un rêve - encore moins une utopie[[Par utopie, nous entendons société parfaite imaginée et décrite par un ou des individus. La notion d'utopie n'est donc pas simplement condamnée parce qu'impossible à réaliser mais également et peut-être surtout parce que schéma détaillé de société de quelques-uns voudraient imposer. L'utopie est donc, quels que soient les bons sentiments qui animent son auteur, une notion dictatoriale.]] - mais plutôt comme une idée-force qui doit guider les forces sociales pour accomplir les révolutions nécessaires à leur progression perpétuelle vers cet idéal.

L'anarchie est la revendication permanente de la liberté contre une autorité que l'on ne peut jamais éliminer tout à fait et qui tend à tout ramener à elle.

« Si en 1840[[Dans Qu'est-ce que la propriété ?]], j'ai débuté par l'anarchie, conclusion de ma critique de l'idée gouvernementale, c'est que je devais finir par la fédération, base nécessaire du droit des gens européens, et, plus tard, de l'organisation de tous les États… L'ordre public reposant directement sur la liberté et la conscience du citoyen, l'anarchie,… se trouve être le corrélatif de la plus haute vertu sociale, et, partant, l'idéal du gouvernement humain… Notre LOI est de marcher dans cette direction, de nous approcher sans cesse du but ; et c'est ainsi… que je soutiens le principe de la fédération[[Lettre à Millet, 2 novembre 1862.]]. »

H.T.