L’affaire des Scottsboro boys

mis en ligne le 17 avril 2014
1739ScottsboroBoysLe retentissant procès de Scottsboro s’inscrit dans le contexte de la Grande Dépression. En 1931, la situation économique et sociale des États-Unis reste très préoccupante : des millions de chômeurs, la faim… Tous les Américains subissent les conséquences de la crise, mais les Noirs sont les premiers à être licenciés, chassés de leurs logements et contraints d’errer sur les routes en quête d’une source de revenu ou d’une maigre pitance. En 1934, 17 % des Blancs et 38 % des Noirs sont incapables de subvenir à leurs besoins.
Les États-Désunis, de Vladimir Pozner, extraordinaire chronique sur l’Amérique de la Grande Dépression écrite en 1936-1937, offre de nombreux témoignages d’un racisme encore exacerbé par la misère ambiante.
Ainsi : « Le Noir souffre en tant que travailleur […]. Il souffre en tant que chômeur. Il souffre aussi en tant que Noir. Il paie davantage pour tout ce qu’il achète, il reçoit moins pour tout ce qu’il offre. Il est le premier à être licencié, le dernier à être embauché. Il n’est pas admis dans la plupart des hôtels et restaurants hors de Harlem. Pour un juge, un accusé noir est coupable d’avance. Mais les jurés noirs sont extrêmement rares. Même dans les prisons de New York, les Noirs sont enfermés à part. Il n’y a qu’au cimetière qu’ils sont enterrés avec les Blancs, les Blancs pauvres, bien entendu. »
Face à cette situation épouvantable, les Noirs américains ne disposent alors que de très peu d’organismes de défense. Certes, la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) multiplie les recours en justice afin d’empêcher les formes les plus criantes de racisme, mais l’organisation, dominée par des intellectuels, reste coupée des masses noires, par ailleurs systématiquement exclues du mouvement syndical. Sur le plan politique, le parti socialiste peine à séduire l’électorat noir. Le Parti communiste américain, fondé au début des années 1920, comprend vite qu’il dispose d’une marge de manœuvre intéressante.
Le PC engage donc une campagne de séduction auprès des Afro-Américains. Il veille à pratiquer une égalité raciale systématique, encourage les contacts sociaux interraciaux et, audace suprême à l’époque, prône même les mariages entre Blancs et Noirs. En 1925, il fonde l’American Negro Labor Congress.
Mais la campagne de séduction des communistes en direction des Noirs peine à décoller. Les communistes cherchent alors à s’emparer d’un cas ou d’une affaire susceptibles de captiver l’opinion.
Ce sera l’affaire de Scottsboro.
Le 25 mars 1931, un train de marchandises est arrêté par une foule en colère près de la petite ville de Scottsboro, dans le nord-est de l’Alabama. Quelques minutes plus tôt, de jeunes Blancs éjectés du train à la suite d’une bagarre avec des adolescents noirs en informent le chef de la gare de Paint Rock. Les protagonistes de la rixe, Blancs comme Noirs, sont interpellés. Après quelques minutes de confusion, deux jeunes femmes présentes dans le train profèrent une terrible accusation : elles ont été violées par les neuf jeunes passagers noirs, âgés de 13 à 19 ans. Quinze jours seulement après les faits reprochés, à la suite d’une procédure expéditive et bâclée, huit des neuf garçons, qu’on appellera les « Scottsboro boys », écopent d’une condamnation à mort sur la chaise électrique. Seul le plus jeune y échappe, pourtant jugé comme un adulte comme les huit autres. Le dossier de l’accusation reposait entièrement sur le témoignage douteux des deux jeunes filles blanches, Ruby Bates et Victoria Price. Vladimir Pozner, qui rencontre Ruby Bates, relate cette histoire dans Les États-Désunis et confirme que les témoignages furent arrachés sous la contrainte. Les deux jeunes femmes, sous la menace d’une inculpation pour vagabondage, acceptent le marché proposé par les autorités locales lors de leur arrestation : « Un des hommes du shérif nous a dit […] que, si nous acceptions d’accuser les Noirs de viol, cela nous éviterait la prison. J’ai refusé parce que ce n’était pas vrai. Mais Victoria Price avait plus d’expérience que moi et tout de suite elle a accepté. Aussitôt, on nous a conduites chez le docteur Bridges. Lui et un autre médecin […] nous ont examinées et ils n’ont rien trouvé parce qu’il n’y avait rien à trouver.
» Nous sommes restées seize jours en prison, y compris la durée du procès, et pendant tout ce temps la foule s’est souvent réunie sous nos fenêtres. Les gens criaient et menaçaient, et j’en avais encore plus peur que de l’arrestation. Je ne savais pas ce qu’ils désiraient, je ne comprenais pas qu’ils voulaient lyncher les Noirs.
» Quand le verdict a été prononcé, les spectateurs ont crié : “He knew they’d burn.” (“Nous savions qu’ils seraient brûlés.” ) Et la foule, dehors, l’a entendu, a repris ces paroles, et tout le monde les a chantées comme un refrain. Le Ku Klux Klan avait amené un orchestre de cuivres, et ils ont tous défilé autour du tribunal en jouant et en chantant l’hymne national. »
Le Parti communiste s’engage alors dans une campagne internationale contre la discrimination raciale. L’International Labor Defense, son organisme de défense des sympathisants communistes, s’empare de l’affaire. Ses avocats obtiennent des familles qu’elles leur confient la défense des garçons. Les slogans de l’ILD clament : « Don’t let them burn » ou encore « Scottsboro must not die ». Les nombreuses irrégularités du procès incitent la Cour suprême à ordonner la tenue d’un nouveau procès, qui se tient à Decatur, toujours dans l’Alabama, en 1933. Haywood Patterson et Clarence Norris, reconnus coupables de viol, sont condamnés à mort. Le verdict, sans doute encore trop clément aux yeux des suprémacistes, pousse une foule haineuse à marcher sur le tribunal pour tuer les accusés. Il faut l’intervention de la garde nationale pour les protéger.
La Cour suprême casse de nouveau le jugement en 1935 et une troisième vague de procès s’ouvre en 1936-1937. Si quatre garçons sont libérés, quatre autres garçons reçoivent de très lourdes peines (de 75 à 99 ans), tandis que la condamnation à mort de Clarence Norris est confirmée. En 1938, le gouverneur de l’Alabama, David Bibb Graves commue la condamnation à mort de Norris en prison à vie. Il ne bénéficiera d’une grâce qu’en 1976 (de la part de George Wallace, le gouverneur ségrégationniste de l’Alabama).
Depuis 1935, le comité de Scottsboro se charge de la défense des accusés. Les avocats de l’ILD y côtoient ceux de la NAACP. Les tensions sont palpables au sein de la défense. La NAACP accuse en effet le Parti communiste américain de vouloir avant tout recruter au sein de la communauté noire, sans se soucier vraiment du sort de cette dernière. Pour les communistes, cette affaire lie race et classe. Ils lèvent des fonds, publient des articles, entament une campagne de solidarité chez les libéraux et organisent des manifestations devant la Maison Blanche. Le président Roosevelt, sollicité, refuse de recevoir les familles des jeunes Noirs. Il ne souhaite sans doute pas heurter l’électorat démocrate sudiste, majoritairement favorable au maintien de la ségrégation.
L’affaire de Scottsboro défraya la chronique judiciaire pendant près de vingt ans. Elle eut un retentissement considérable, bien au-delà des États-Unis. Les procès iniques à répétition confirmèrent à quel point la gangrène raciste rongeait le Sud où il apparaissait inconcevable de rendre la justice sereinement.
L’affaire de Scottsboro aura un impact colossal. On ne s’étonnera donc guère, dans ces conditions, que les artistes s’en soient emparés. Ainsi, la romancière Harper Lee s’en inspire vraisemblablement dans Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur (To Kill a Mockinbird, 1961). L’histoire se situe en Alabama durant la Grande Dépression. L’avocat Atticus Finch prend la défense de Tom Robinson, habitant noir de la ville, accusé d’un viol qu’il n’a pas commis. Après une brillante plaidoirie dans laquelle il démonte les arguments des racistes, Finch est aux prises avec les tentatives d’intimidation des lyncheurs qui réclament la peau de Robinson.
Soixante-quinze ans après la scandaleuse condamnation de neuf adolescents noirs pour un viol imaginaire, la justice américaine vient de réhabiliter les trois dernières victimes de ce racisme d’État. Le racisme n’en continue pas moins de sévir dans les cours de justice américaines.