Les vies parallèles d’Édouard et Alex Martin

mis en ligne le 22 janvier 2014
1729ArcelorIl était mince, il était beau, il sentait bon l’acier tout chaud, mais oups ! Coucou, ah le voilou ! Et voilà qui est fait : depuis décembre 2013, Édouard Martin, syndicaliste CFDT, largement impliqué dans le combat lorrain contre Arcelor-Mittal, est officiellement tête de liste du Parti socialiste pour les élections européennes.
Édouard Martin a longtemps symbolisé un combat acharné contre le démantèlement des hauts-fourneaux de Florange, n’ayant pas de mots trop durs pour le gouvernement (« Monsieur le président, vous attendez quoi ? Qu’il y ait un malheur ici ? Eh bien, nous, on va être votre malheur ! ») ou le Premier ministre (« Putain de traître »). Dans son livre Ne lâchons rien, c’est çui qui l’dit qu’y est, il écrit que « la seule solution serait que des gens comme nous disent qu’ils en ont marre et se présentent aux élections. Mais il n’y a encore jamais eu d’ouvriers à l’Assemblée nationale. On va commencer par les européennes. » Jamais d’ouvrier à l’ Assemblée ? Sans doute ignore-t-il le rôle de « l’ouvrier Albert ». Hé ! tu te prends pour Christophe Colomb, Édouard !
Pour ceux qui étaient trop jeunes à l’époque, rappelons brièvement qu’Alexandre Martin, dit « l’ouvrier Albert », proche de Louis Blanc, a été membre du gouvernement provisoire de 1848, puis député de la Seine ; disons que l’ouvrier Albert a servi de caution démocratique et ouvriériste dans un contexte d’utopie démagogique (« Chapeau bas devant la casquette »), ce qui ne l’a pas empêché de participer à l’insurrection du 15 mai 1848… et de se retrouver emprisonné. N’oublions pas, à la même époque, l’expérience de Pierre-Joseph Proudhon : « Il faut avoir vécu dans cet isoloir qu’on appelle une Assemblée nationale pour concevoir comment les hommes qui ignorent le plus complètement l’état d’un pays sont presque toujours ceux qui le représentent. » (Les Confessions d’un révolutionnaire, 1849.)
Notons, pour revenir à notre époque, que tout mouvement d’importance n’a souvent eu pour effet que de mettre un individu en valeur. Que reste-t-il du Mouvement du 22 mars ? Daniel Cohn-Bendit, député européen (celui qui déclarait en son temps : « Nous disons que l’état est partie prenante des antagonismes de classe, que l’État représente une classe ; la bourgeoisie cherche à préserver une partie des étudiants, futurs cadres de la société. Nous allons nous exprimer directement dans la rue, nous allons pratiquer une politique de démocratie directe ! »). Que reste-t-il du Larzac ? José Bové, député européen. Le mouvement Touche pas à mon pote a engendré Harlem Désir, candidat à la députation européenne (et porte-parole du PS). Tel mouvement lycéen provoque l’émergence de Michel Field (« Vous êtes un rigolo, Monsieur le Ministre »). Même LIP, mouvement authentiquement autogestionnaire (ah ! ce sourire soulagé et triomphant, la bonne grosse et grasse connerie fière d’elle et moulée à la louche de Messmer annonçant : « Lip, c’est fini ! ») a mis sur le devant de la scène, certainement malgré lui, le syndicaliste Charles Piaget (mais lui-même disait : « La réussite [d’un mouvement syndical], c’est de ne plus avoir besoin de leader… ou tout au moins : leur voix ne compte que pour un »).
Et voilà que, du mouvement d’Arcelor-Mittal, émerge Édouard Martin. Cet homme est sincère, sans doute, mais comment ne pas se dire qu’il se fourvoie ? Comment ne pas voir que ce Parlement européen est essentiellement une machine à recycler ou à recaser ? (Voir Nadine Morano : « C’est un secret de polichinelle que de dire que je me suis toujours intéressée aux questions européennes. » Pour une fois, Polichinelle avait bien caché son secret.) Quant au mandat de député qui ne fait que prolonger le combat du délégué syndical, il faut être à tout le moins naïf pour y croire.
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de hurler avec les loups ou de se confectionner une morale prolétarienne à la petite semaine. Libre à la Morano de crier à la trahison ou au Front national de hurler : « Il va à la soupe ! » Il n’y a guère qu’Aurélie Filipetti pour voir Édouard Martin avec les yeux de… Ken Loach, à savoir « un working class hero ». Contentons-nous de garder en tête cette phrase de Marcel Martinet : « Le refus de parvenir du prolétaire capable de parvenir n’a de sens que doublé de la volonté de parvenir du prolétariat. »
Je ne sais, en outre, si l’on a conservé dans les organisations syndicales le souvenir de Fernand Pelloutier, créateur des Bourses du Travail, à qui l’on doit ce mot pénétrant et trop peu pris en compte : « Ce qui manque à l’ouvrier, c’est la science de son malheur. »
Quoi qu’il en soit, grande sympathie pour Alexandre Martin, l’« ouvrier Albert », quant à l’autre… Qu’il se souvienne que lorsque Lech Walesa est venu en France, il s’est vu offrir des chemises Pierre Cardin…

Jean-Dominique Gautel