Shirôto-no-ran : La Fronde des amateurs dans le quartier de Kôen-ji à Tôkyô

mis en ligne le 28 novembre 2013
1723ShirotoLe 21 mars 2013, le plus grand quotidien japonais, Yomiuri Shinbun, publie à la une un article intitulé « Les jeunes qui ne veulent rien ». Le journaliste y déplore la baisse des achats chez les jeunes Japonais qui ne s’intéressent plus aux voitures, ni aux vêtements de luxe comme le faisaient leurs aînés. Il laisse même sous-entendre que cette couche de population freine l’économie du pays. Comparé à l’histoire humaine, ce discours est étrange. Sans citer les plaintes d’Harpagon dans L’Avare, c’était plutôt la dépense des jeunes qui était considérée comme un problème, voire comme la cause de la ruine de la famille ou de l’État. En fait, cet article du Yomiuri relève de la propagande.

Ces jeunes qui ne consomment plus
Depuis sa victoire lors des élections législatives de décembre 2012, le gouvernement du Parti libéral-démocrate, revenu au pouvoir, mène une politique économique nommée « abenomics » (néologisme angliciste composé du nom du Premier ministre, Abe Shinzô, et de l’anglais « economics ») qui cherche principalement à réactiver l’économie japonaise. Pour sortir de la stagnation, une inflation à 2 % est fixée pour les deux années à venir. Autrement dit, une politique d’assouplissement monétaire a été instaurée.
Elle est accueillie avec joie par le secteur de l’immobilier et par les traders, c’est-à-dire ceux qui ont connu une longue période d’adversité depuis l’éclatement de la bulle spéculative au cours des années 1990 et qui ont replongé avec la crise Lehmann en 2008. Sous le nom d’« Abe Bubble » (bulle Abe), certains envisagent l’arrivée d’une nouvelle bulle spéculative. Mais la grande différence avec la bulle des années 1980, c’est que celle-ci était assurée par la force de travail de la génération du premier baby-boom qui atteignait alors la force de l’âge. Cette génération était plus nombreuse que la population inactive (notamment les retraités). De nos jours, la génération des 30-40 ans a vu sa charge s’alourdir et elle se retrouve bien souvent dans la précarité à cause des changements de lois en faveur des employeurs réalisés entre-temps, avec plus de charges avec moins de revenus et de stabilité. Autrement dit, même si on pousse les jeunes à la consommation, ils n’ont pas suffisamment de moyens. Pour les convaincre, une autre rhétorique, plus mesquine, est alors promue.
Depuis 2008, le néologisme « sôshoku-kei » (type herbivore) est d’abord utilisé pour désigner des garçons qui se désintéressent de rechercher une conjointe ou même une simple copine. Actuellement, des journalistes et des économistes s’en servent aussi pour expliquer la raison de la baisse de consommation chez les jeunes : ils n’achèteraient plus de biens parce qu’ils auraient grandi dans un épanouissement matériel sans avoir appris à chasser les proies de leurs propres mains, ni même à désirer quoi que ce soit.
Il s’agit évidemment d’une péjoration. On dirait que les aînés provoquent les jeunes pour leur faire acheter leurs produits, tout en les traitant comme des « castrés mentaux ». Pris par le jeu, certains se voient misérables ou inférieurs vis-à-vis de ceux qui ont réussi socialement et vis-à-vis des générations précédentes. Pourquoi tu ne peux pas acheter une maison ou une voiture ? Pourquoi tu restes toujours célibataire ? Pourtant, tes parents à ton âge…

« Sans pouvoir politique, ni argent »
Tous les jeunes Japonais seraient-ils dans un tel état ? Pour répondre à cette question, j’ai retrouvé, quelques jours après la parution de l’article du Yomiuri, Higuchi Takurô, un activiste japonais que j’avais rencontré à Saint-Imier lors des Rencontres internationales anarchistes d’août 2012. Il se propose de me présenter Matsumoto Hajime, promoteur du mouvement Shirôto-no-ran (la Fronde des amateurs), qui tient aussi un magasin de recyclage électroménager du même nom dans le quartier de Kôen-ji à Tôkyô.
Situé à peine à dix minutes en train de Shinjuku, grand centre qui se trouve dans l’ouest de la ville, ce quartier résidentiel est très habité par des étudiants et des travailleurs célibataires, parfois des jeunes comédiens ou des musiciens qui en ont fait l’un des centres de la culture underground tokyoïte. Il est aussi connu pour ses rues et ses arcades qui abritent des petits commerçants. Il a l’image d’un quartier populaire. Depuis mai 2005, Matsumoto tient sa boutique dans Kitanaka-dori, une rue commerçante qui longe une grande ligne de chemin de fer.
En chemin, Takurô me présente sans arrêt le magasin Shirôto-no-ran numéro tant, et à l’arrivé du numéro cinq, Matsumoto, le patron m’explique : « À vrai dire, je ne sais pas combien de magasins porte en ce moment le nom de Shirôto-no-ran, ni ce qu’ils font. Il y a des friperies, un bar. Certains ont organisé une univeristé Shiroto (Shirôto-daigaku) où chacun donne des cours sur ce qu’il sait faire. On m’a dit qu’il y avait même un Shiroto en Allemagne. En tout cas, ce n’est pas un groupe d’entreprises comme on l’imagine habituellement. »
Matsumoto a monté son magasin au printemps 2005. « À l’époque, cette rue était au point d’être désertée. J’étais alors employé d’un magasin du même genre dans un autre quartier. Mais comme on m’a proposé un loyer bon marché, j’ai décidé de m’installer ici pour être indépendant. »
Le haut des étagères garde toujours les inscriptions des marques de produits de beauté qui datent de plusieurs décennies.
« Avec un ami, j’ai commencé une chaîne de radio sur le web, car je voulais savoir si des petites gens comme nous pouvaient faire quelque chose de drôle. Le nom de Shirôto-no-ran vient de là. »
Après les ondes, ils partent dans la rue pour faire du « drôle ». Ils organisent des manifestations pour tout et n’importe quelle revendication : le retour des vélos confisqués par la police ou la gratuité du papier hygiénique dans les toilettes de la gare. Comme leurs thèmes, leurs cortèges avaient un aspect carnavalesque, à la différence des manifestations habituelles. Mais, par la suite, leur mouvement n’a pas été que simple drôlerie. Quand la Diète 1 a examiné un projet de loi interdisant la commercialisation de certains outils électriques de recyclage, leur contestation l’a fait avorter.
En 2007, Matsumoto se présente pour l’élection des conseils municipaux de l’arrondissement de Suginami. « Quand on est candidat, on peut faire des manifs à sa guise, alors je me suis présenté. Je m’y suis intéressé non pas par conviction politique, mais plutôt par esprit d’agitation. »
Bien qu’il n’ait pas été élu, les jeunes ont créé durant des semaines un état d’agitation festive dans le quartier avec des DJs et des musiciens. Drôle de campagne électorale.
Juste après l’accident de Fukushima de mars 2011, leur manifestation antinucléaire rassemble, sans coup férir, plus de quinze mille personnes et elle inonde la place devant la gare.
Malgré leur succès, les membres de Shirôto-no-ran gardent leur modestie. Sans discours politique, ils mènent leurs vies tout en gardant leurs principes. Takurô travaille dans le soin pour les personnes âgées et Matsumoto garde sa boutique.
Pendant notre discussion, les clients venaient, certains pour acheter des meubles, d’autres pour demander des devis à Matsumoto. C’était le mois de mars, moment de préparation de la rentrée scolaire ou professionnelle.
« En ce moment, le milieu de la brocante traverse une période creuse. Les gens achètent souvent les objets de seconde main sur internet. Mais c’est aussi un métier de confiance. Si les gens ne te connaissent pas, ça ne marche pas bien. Le plus important, ce n’est pas de faire du chiffre d’affaires, mais de faire circuler cet argent pour faire vivre le quartier. »
Grâce à cette mentalité, Shirôto-no-ran a été bien accueilli par les habitants et Matsumoto occupe une place importante au sein de l’association des commerçants. Leur ambition va plus loin. « J’aimerais un jour que nous établissions nous-mêmes un tribunal de quartier, c’est-à-dire un endroit où une personne âgée tiendrait un rôle de médiateur pour résoudre à l’amiable les petits conflits entre voisins. Je crois qu’aujourd’hui nous dépendons trop de l’État. Le plus important, c’est comment pouvoir être heureux sans pouvoir politique, ni argent. »
« Il y a un étage vide chez Untel. » « C’est cool ! Si nous allions monter une guest house ? »
Dès le mois d’avril, les cours d’appel ont remis en cause le résultat des législatives 2012 et certaines ont même annoncé leur nullité. Ainsi, à peine au bout de trois mois, un nuage noir est apparu au-dessus de l’abenomics. Mais, ce soir encore, dans un coin de Tôkyô, Takurô, Matsumoto et leurs camarades parleront de leurs projets de prochaines drôleries.


Kôsuke Kawasaki



1. Parlement du Japon. (Ndlr.)