Comme une barbarie

mis en ligne le 4 avril 2013
Si les anarchistes s’intéressent à la question du pouvoir et à celle de la domination des individus entre eux, alors ils sont forcément concernés par le problème de la prostitution et il nous faut remercier Hélène Hernandez et Élisabeth Claude pour leur travail dans la brochure Anarchisme, féminisme, contre le système prostitutionnel.
Dans le débat, qui, éventuellement, s’instaure, d’aucuns avanceront peut-être que l’aliénation inhérente au système prostitutionnel est comparable à celle du monde du travail. C’est un raccourci que dément la réalité. En effet, certaines situations douloureuses et aliénantes n’engagent directement que le corps ; c’est le cas de l’ouvrier travaillant à la chaîne ou dans les mines d’or d’Amérique latine ou de cet autre, sans-papiers et sans droits. C’est le cas du prisonnier, politique ou pas, de la victime hurlant sous la torture. Même si chacune de ces situations a forcément des répercussions mentales, nous savons aussi que certains ont réussi à les dépasser justement par la force des valeurs auxquelles ils ou elles croyaient : en pensant aux copains et copines qu’ils ne fallait pas trahir, en se récitant des poèmes, en pensant à une toile de Mirò, etc. Ces exemples attestent d’un contrôle possible par l’être humain de son ressenti : émotion, douleur, plaisir. Il me semble que, sans ce contrôle, il n’y a pas de liberté possible.
C’est également vrai pour les addictions qui sont la représentation de l’échec de ce contrôle : tabac, alcool, jeu, herbe, cocaïne, etc.
Or, avec la prostitution, la liberté n’existe nulle part et jamais, car l’acte sexuel, même consciemment commercialisé, engage l’intégralité de la personne humaine. La sexualité, quelle que soit la forme qu’elle prend, engage chacun et chacune dans son intimité profonde, physique et psychique puisque le premier organe sexuel c’est précisément le cerveau avec sa charge mentale et fantasmatique.
Alors, la prostitution dite « libre » équivaudrait-elle à une décérébralisation ?
Par ailleurs, le système prostitutionnel rabaisse le plaisir sexuel à un produit de consommation banal du système capitaliste marchand mondialisé. Si vous acceptez – même librement – d’acheter ou de vendre votre plaisir, c’est-à-dire votre sexualité, pourquoi ne pas accepter tout aussi « librement » d’acheter ou de vendre vos idées ? Si oui, cela veut dire que, pour une somme qui vous paraît acceptable, vous êtes prête à vous renier vous-même puisque votre cerveau commande entre autres vos idées et vos hormones mâles ou femelles ! Cela signifie alors que vous n’existez plus en tant qu’individu et c’est exactement ce qui arrive à la personne prostituée, comme en témoigne la brochure.
C’est pourquoi la prostitution constitue une aliénation suprême, totale et absolue, neurones, fantasmes, bouche, verge, clitoris, vagin, anus compris, le tout en un, en une passe combien ?
Et même si certains prétendent avoir choisi, cela n’y change rien : choisir de s’enfermer ne supprime pas l’enfermement.
La personne prostituée vend du plaisir, pas de l’amour, comme elle vendrait une tablette de chocolat ou un film porno, mais pourtant, ce faisant, elle ne vend pas que cela : elle se vend elle-même, et s’aliène beaucoup plus intégralement que l’ouvrier qui vend sa force de travail et sa compétence et qui a obtenu le droit de grève. Où et quand les personnes prostituées peuvent-elles dire non ? Sous les coups ? Sous le canon d’un revolver ? Après une injection d’héroïne administrée de force ? Au nom de quoi les anarchistes que nous sommes pourraient-ils ignorer ou cautionner cela ? Au nom de quelle liberté ? Celle de la jouissance ? Mais est-ce que la jouissance est une liberté ?
Tout d’abord, s’il y a jouissance, dans le système prostitutionnel, elle est à sens unique car ce qui est à l’ordre du jour, c’est le plaisir du payeur, pas celui du ou de la payée.
Ensuite, malgré l’agréable souvenir du mot d’ordre de mai 1968, « Jouissez sans entrave », rappelons-nous quand même la topique freudienne qui définit la jouissance comme le simple assouvissement d’une pulsion libidinale archaïque, à laquelle sont d’ailleurs soumis aussi les animaux, et cet assouvissement, même si c’est un besoin fondamental, n’a jamais été et ne sera jamais l’expression d’une quelconque liberté.
La jouissance ne se socialise que si elle est partagée avec celui ou celle dont elle est l’objet. C’est une condition impérative. Freud a par ailleurs démontré que, sans l’élaboration d’un surmoi, qui prend en compte l’existence de l’autre dans sa globalité, et socialise les pulsions émergeant de l’inconscient, la satisfaction immédiate de ces pulsions peut conduire tout droit à la barbarie.
Cette barbarie est à l’œuvre à la guerre, à Guantanamo, dans les commissariats, dans toutes les chambres de torture du monde et dans nombre de faits divers : on peut jouir en cognant, en tuant, en torturant, en violant.
Les adeptes de l’ordre moral et des religions de toutes obédiences sont bizarrement plus prompts à condamner l’avortement ou les contraceptions que le système prostitutionnel qui bâtit son emprise sur le sexe, la violence et l’argent. La prostitution constitue pourtant une autre barbarie, basée sur le monnayage de l’assouvissement d’une pulsion, au cours duquel personne prostituée et personne cliente ne sont que des produits marchands. Elle s’épanouit en même temps que la misère économique et affective, elle perdure dans l’idée mythique d’un choix qui n’en est pas un, elle s’éternise avec la complicité de l’État dans l’indifférence générale. Nous, anarchistes, féministes, nous combattrons le système prostitutionnel.

Yolaine Guignat
Groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste