De la capacité de prendre des coups

mis en ligne le 14 février 2013
En Chine, comme ici…
En septembre 2011, les 12 000 villageois de Wukan, dans la province de Guangdong, se révoltent contre la corruption du dirigeant du Parti communiste (PC) local. Ce dernier, en touchant des pots-de-vin, a en effet vendu les terres communales qui sont cultivées.
Les habitants ont alors expulsé les officiels du PC et la police de leur village. Le PC décide de laisser les villageois élire à bulletin secret leur nouveau dirigeant.
À Shanghai, en décembre 2011, l’usine HP International (qui fabrique des pièces pour Apple, HP, etc.) ferme et délocalise dans la banlieue de Shanghai. De plus, de nouvelles personnes doivent être embauchées. Évidemment, les ouvriers de Shanghai se retrouvent à la rue sans aucune compensation. Ils décident alors de se mettre en grève – entre 200 et 1 000 personnes –, de faire des piquets devant l’usine et de bloquer le transport des équipements en partance pour la « nouvelle » usine. La police intervient et arrête une douzaine de personnes. Ces dernières ne comprennent pas pourquoi les autorités – communistes, je le rappelle – prennent le parti de leur patron qui les vire de façon illégale.
À Guangdong cette fois-ci, dans une usine de vêtements (Nike, Adidas, etc.), une grève est motivée pour les mêmes raisons. D’autres grèves encore, tout au long de la fin de l’année 2011 partout en Chine, font dire au chef de la sécurité chinoise qu’il y a un risque non négligeable d’agitation dans le pays en raison de la « crise » économique.
Début 2012, il y a eu une douzaine de grèves des ouvriers chinois pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail, aussi bien dans les usines d’État que dans les usines privées. Il est important de préciser que toutes ces grèves se font sans le soutien du syndicat d’État.
Ces informations sont intéressantes à plus d’un titre. Tout d’abord il est réconfortant de savoir que, dans un pays comme la Chine où l’État fait tout pour garder ses ouailles bien enfermées dans leurs frontières – y compris par internet –, les exploités se révoltent quand leurs conditions de travail ou de vie deviennent trop dures à supporter. Il est instructif, pour ceux qui n’en sont pas encore persuadés, de constater que les méthodes d’action directe sont quasiment les mêmes quelle que soit la partie du monde où elles se pratiquent : grève, piquet de grève, blocage, occupation.
En revanche, il est toujours aussi étonnant et déstabilisant de voir à quel point la capacité d’endurer une quelconque situation d’exploitation chez l’être humain est grande. Combien d’années d’humiliation, de conditions de travail dégradantes, a-t-il fallu à ces ouvriers pour se décider à vouloir tout changer. Les ouvriers de l’entreprise HP International n’ont pas bloqué leur usine parce qu’ils avaient une paye ridicule comparée à ce que leur boîte gagne, non, ils se révoltent car ils perdent le boulot qui les pressure. Mais que se passera-t-il s’ils gagnent ? Se contenteront-ils de miettes ?
En Europe, le même phénomène existe. Encore et toujours, les travailleurs acceptent d’endurer des choses inadmissibles. Brimades, paies indécentes, humiliation, harcèlement…, tout cela sans réaction. Parfois c’est un suicide qui est l’issue de ces conditions horribles, d’autrefois une colère ou une révolte. Mais seul, l’exploité ne peut pas grand-chose. Les autres peuvent le regarder comme un « fou » incapable de supporter la pression. Rares sont les collègues de travail qui se solidarisent concrètement.

… le syndicat fait défaut
Reste alors le syndicat. Seulement voilà. On voit ce que ça donne en Chine où le syndicat est le seul autorisé et dont le rôle est de contrôler les travailleurs. Et puis on voit ce que cela donne en France. Les délégués, ou permanents, ont pris l’habitude de discuter avec le pouvoir, quel qu’il soit, et se retrouvent dans le rôle de « tampon » entre la direction et la base.
Ce n’est pas cela défendre ses pairs. Cela se nomme cogérer le système qui nous broie. Le syndicat en période prérévolutionnaire peut jouer un rôle d’organisation, mais quand cela fait des dizaines d’années qu’il est en place, et qu’il n’a plus rien de révolutionnaire, alors il devient nuisible aux travailleurs. C’est le cas en France des CGT, CGT-FO, SUD et compagnie. Bien sûr on peut me rétorquer qu’il existe en France, et dans d’autres pays européens, des « petits » syndicats révolutionnaires qui sont prêts à en découdre avec ce système. Bien sûr. Mais ouvrons les yeux. Ils sont tellement ridicules en nombre de syndiqués qu’ils n’ont aucune influence ou alors de façon très locale et très ponctuelle. D’ailleurs ils finissent par s’autodétruire dans des querelles sans fin.
Pourtant l’individu, en dehors des organisations qui structurent sa révolte, a montré plus d’une fois sa capacité à briser les chaînes qui le rendent esclave. Alors, qu’est-ce qui fait une telle acceptation de ce système injuste à son encontre ?
En Europe je peux le comprendre : dans un bien-être non négligeable, le travailleur organisé ne veut surtout pas foutre un grand coup de pied dans la fourmilière, il risquerait de perdre son confort quotidien – qui reste malgré tout ridicule à côté de celui de son patron. Ce n’est que quand la situation sociale est tellement catastrophique qu’il risque de perdre son emploi, et donc ce confort, que se réveille en lui le révolté. Et encore, trop souvent ce qu’il veut c’est un autre patron, un maître plus « humain » et des chaînes moins courtes.
Si le confort n’est pas ce qui l’arrête, parce qu’il n’en a pas, la perte de tout revenu lui permettant de manger et de vivre l’empêchera de risquer son travail.
Pourtant c’est chez ce peuple, vivant ou pas dans le confort, que reste l’espoir d’une révolte, voire d’une révolution. Volontairement soumis à celui qui semble comprendre le mieux son malheur et qui lui donne la solution s’il vote pour les élections ou s’il rejette l’étranger – car il faut toujours un bouc émissaire –, il faudra bien que l’esclave se réveille, s’énerve et se révolte. Mais avant tout il lui faut combattre la médiocrité morale et intellectuelle qui l’entoure, qui le cerne et donc s’émanciper pour s’élever au-dessus de ce qui l’enchaîne. Ce n’est qu’ainsi qu’il pourra constater que le système auquel il est soumis n’est absolument pas à son avantage.
Tout cela me fait dire que je ne me révolterai pas pour lui mais avec lui et uniquement si sa révolte va dans le sens de plus d’émancipation et de liberté dans l’égalité sociale. Je resterai à ses côtés car, loin de le dénigrer, je me sens proche de lui en tant qu’individu.

Sio Taden
Groupe Germinal