L’esclave des esclaves

mis en ligne le 2 février 2012
1658PatriarcatLa décision est tombée : la dernière usine de fabrication de lingerie féminine en France risque fort de fermer. Chez Lejaby, 255 licenciements sont en cours, concernant presque exclusivement des femmes. Le propriétaire autrichien Palmers voulait fermer ce dernier site pour le délocaliser en Tunisie, où la main- d’œuvre est beaucoup moins chère. C’est un fait, cela étant, comme le dit Janine Caillot déléguée CGT : « Qu’on arrête de nous parler de baisser le coût du travail ! Je gagne 1 180 euros par mois avec 35 ans d’ancienneté 1. » Mais rien n’y fait, même les défilés à travers Yssingeaux où est située l’usine, derrière des banderoles constituées de sous-vêtements féminins rouges et noirs du plus bel effet. Ni même le défilé beaucoup moins glamour des politiciens de droite et de gauche qui a des relents d’enfumage préélectoral. La décision du tribunal de commerce de Lyon condamne à la fermeture la dernière usine de production de Lejaby en France. Xavier Bertrand déclare au même moment : « Il n’y aura pas d’amélioration immédiate sur le front de l’emploi dans les mois qui viennent. Chacun le sait bien. Pour le moment il faut éviter que le chômage explose 2. » Pour le moment ? Il veut sans doute dire jusqu’aux prochaines élections.

Le fric
Une usine de plus qui ferme et des ouvrières, des femmes qui vont encore un peu plus toucher du doigt la différence de traitement entre elles et les hommes. D’une manière générale ce sont elles les plus frappées par les licenciements et, quand elles seront en âge de prendre leur retraite, beaucoup d’entre elles constateront que le montant de leur pension sera environ de 40 % plus faible que celui des hommes. Pourquoi ? En moyenne les salaires des femmes équivalent à 80 % des salaires des hommes. Les hommes ont les carrières les plus complètes et les emplois les plus qualifiés. En France, si la moitié des salariés sont des femmes, les écarts salariaux en faveur des hommes sont de 24 % dans le privé et de 17 % dans le public (pour des postes équivalents bien entendu) 3. Les femmes occupent ¾ des emplois à temps partiel. Il n’est donc pas étonnant qu’à l’arrivée (la retraite) les pensions des unes soient beaucoup plus faibles que celles des autres. Ajoutons que 90 % des hommes travaillent à temps plein quel que soit le nombre de leurs enfants ; pour les femmes ce taux tombe à 68 % lorsqu’elles ont un enfant et à 39 % lorsqu’elles en ont plusieurs. On comprend mieux les disparités de revenus.

Le sexe
Assez parlé gros sous, passons au sexe. Non, pas de nouvelles révélations sur les pulsions de DSK dont on se fiche éperdument, mais un constat pas vraiment réjouissant : selon un sondage Louis Harris (datant de 1991), 19 % des femmes actives déclaraient avoir été victimes ou témoins de harcèlement sexuel. Plus récemment (enquête Insee en 2007) on comptabilisait 3 000 viols par an sur le lieu de travail. Dans 80 % des cas, l’agresseur est un supérieur hiérarchique, dans 20 % c’est un collègue et cela dans tous les corps de métier : bâtiment, cafés-restaurants, secteur aéronautique, ministères, armée 4. Si les victimes dénoncent les viols, agressions sexuelles ou harcèlement sexuel, elles sont rarement soutenues, encore moins félicitées mais plutôt sanctionnées : démission, licenciement… Les harceleurs bénéficient la plupart du temps de l’impunité. Ils sont des séducteurs, elles sont des salopes !
Les syndicats commencent à peine à prendre en compte ce problème et à proposer à leurs délégués de les sensibiliser, afin de prendre en charge la défense des victimes de manière collective, alors que souvent ces cas étaient considérés comme relevant de la sphère privée. Leur action militante dans ce domaine doit consister pour commencer à informer et prévenir le harcèlement et les agressions sexuelles. Le syndicat des stewards et hôtesses de l’air d’Air France forme ses délégués en espérant ainsi « agir en amont des violences, en plus de pouvoir accueillir les victimes ».

À la maison
Et en privé ? Les hommes n’assurent toujours que 35 % des tâches domestiques 5. La question est toujours d’actualité : est-ce parce que ces tâches domestiques sont dévalorisantes qu’elles sont dévolues aux femmes, ou est-ce parce qu’elles sont dévolues aux femmes qu’elles sont dévalorisées ? Nous avons déjà vu que les femmes actives étaient les « championnes » du temps partiel, ceci explique sans doute cela, et on voit bien qui dans le couple aura la charge d’élever les enfants.

Rien n’est jamais acquis
Il y a environ quarante ans un des slogans très populaires dans les manifestations féministes était déjà : « À travail égal, salaire égal. » Un autre proclamait : « Notre corps est à nous ». À la même époque (ce qui ne me rajeunit pas), j’avais commis dans Le Monde libertaire6 un petit papier évoquant cet autre combat : le droit à l’avortement libre et gratuit. Puis la loi Veil (1975) avait semblé sceller la victoire de celles et ceux qui s’étaient battus pour ce droit. On pouvait penser que la cause des femmes avait fait un bond en avant. Pas tant que ça finalement : certains n’ont jamais admis ce droit et ont toujours essayé de l’entraver. Et puis les lois, ça se vote mais ça peut aussi se défaire. C’est toujours une question de rapport de forces. Les anti-avortement le savent bien eux qui manifestent régulièrement devant l’hôpital Tenon, ou dans les rues de Paris comme il y a deux semaines. Rien n’est jamais acquis, à nous de rester vigilants pour nous opposer aux tentatives réactionnaires, et même pousser plus fort pour aller vers la révolution sociale et libertaire, c’est-à-dire pour mettre les points sur les i, vers une révolution anticapitaliste et autogestionnaire dont le but doit être l’abolition du salariat et l’égalité entre les individus et les sexes. Dans ce but n’oublions évidemment pas de nous remettre nous aussi en question, encore et toujours, où que nous nous trouvions, que ce soit sur nos lieux de travail, dans nos quartiers, à l’intérieur de nos associations, de nos organisations syndicales (où il reste quand même pas mal de boulot pour en finir avec la domination mâle), ainsi que dans nos organisations spécifiques (les anarchistes n’étant pas non plus toujours exempts de reproches dans les rapports hommes/femmes). Bref, on l’aura compris, rien n’est définitivement gagné pour la cause féministe.
Dans les années soixante-dix, Jean Ferrat, avec un bel optimisme, pouvait déclarer avec Aragon que « la femme est l’avenir de l’homme », mais, de son côté, John Lennon faisait un constat plus amer et chantait que « la femme est le nègre du monde et l’esclave des esclaves ».






1. L’Humanité du 23 janvier/2012
2. Xavier Bertrand sur i-Télé, le 22 janvier 2012
3. Nolwenn Weller sur Bastamag.net le 17 janvier 2012
4. Ibid.
5. Observatoire des inégalités.
6. Le Monde libertaire n° 200, avril 1974 : « Il se passe toujours quelque chose aux Galeries Lafayette. »