Marxisme et anarchie

mis en ligne le 1 janvier 1973
Mesure-t-on suffisamment le paradoxe qu'il y a dans la juxtaposition de ces deux termes ?
Je ne parle pas ici de leur opposition idéologique qui leur interdit d'être mis en parallèle.
Non, le paradoxe est ailleurs et en soi :
Les communistes ne s'expriment que par entités, écoutez-les, et vous pourrez constater qu'il n'est question que de « mass média », de « capacité révolutionnaire », de « lutte de classes », de « pouvoir d'achat » (j'en passe et des meilleurs) ; il est question de tout sauf de l'homme, même lorsqu'il s'agit de ses intérêts ; la personne humaine semble disparaître pour laisser place aux problèmes qu'elle pose.
À les entendre on peut se demander si l'individu est une réalité ou un mythe.
Et, lorsqu'ils prennent le soin de défendre leurs conceptions, c'est à un individu et à un seul qu'ils se réfèrent : Karl Marx qui est à la fois leur prophète et leur dieu.
À l'inverse, les anarchistes font partir tout de l'individu, pour eux tous les problèmes — qu'ils soient psychologiques, sociaux, éducatifs, scientifiques, culturels, artistiques — découlent de l'homme, n'existent que parce qu'il existe et disparaîtront lorsqu'il disparaîtra.
Je ne parle pas ici de l'espèce humaine, mais de l'homme son composant, unique et fin en soi.
Dès lors, les anarchistes ne peuvent que conclure à une société faite pour l'homme, et non à l'homme plié à cette société.
Eh bien ! ces défenseurs acharnés de l'individualisme, lorsqu'ils propagent leurs idées, ne font pas référence à un individu, mais à une masse de citations puisées ici et là.
Et c'est ainsi que dans le titre même du débat qui nous oppose aux socialistes autoritaires, l'on voit les partisans d'un principe se faire les apologistes d'un individu : « marxisme », et les champions de l'individualisme se référer à un principe : « anarchie ».
Y a-t-il vraiment là un paradoxe ?
À raisonner avec lucidité, cette apparente contradiction s'impose comme parfaitement normale et même inévitable.
Les anarchistes sont beaucoup trop individualistes pour consentir à devenir la copie conforme d'un autre homme, quelque admiration qu'ils aient pour lui.
Refusant l'absolutisme d'une vérité grand V, ils chercheront « leur vérité » : vérité provisoire, modifiable à la lumière de l'expérience, vérités de l'un à l'autre beaucoup plus complémentaires que contradictoires, et dont la somme permet la marche tremblante et approchante de l'humanité vers plus de connaissances, plus d'hypothèses, fausses ou vraies, que le futur infirmera ou confirmera.
Dès lors, dans cette quête permanente, dans cette recherche sans fin et sans limite, l'anarchiste s'enrichira non des vues d'un théoricien libertaire entre tous, mais de tous ceux ayant ouvert la voie de ses idées.
Ne se bornant pas à ce seul acquis, il s'enrichira de tout ce qui lui apparaîtra vérité, hors des frontières de ses élections d'esprit, chez ceux d'autres écoles que la sienne, chez les neutres, et même chez ses adversaires.
Il était donc normal que l'individualisme anarchiste débouchât sur cette pluralité de références.
Tout aussi bien, est-il dans l'ordre des choses que le socialiste autoritaire aboutisse à la dictature idéologique d'un individu.
Tout dans le monolithisme de sa pensée l'y prédisposait.
Soucieux d'une unité de vues, obnubilé par le besoin d'un absolu, il ne pouvait qu'accepter la soumission à un maître à penser, dont les affirmations sont actes de foi et font force de loi.
Toutes les notions générales ne seront et ne peuvent être que celles indiquées par le prophète ; ses vues, ses déductions, ses conclusions sont les seules valables, et ses dévots, comme ceux de toutes les religions, considéreront que « hors de cette Église il n'y a pas de salut ».
Cette double position d'esprit va conduire automatiquement à une double attitude dans la controverse :
Devant la citation par un contradicteur d'un écrit d'un théoricien anarchiste, démenti par l'Histoire ou simplement par la raison, devant la démonstration faite de l'erreur commise par lui dans ce domaine, devant l'énoncé de la fausseté de ses prédictions, le libertaire ne se sentira pas gêné le moins du monde et reconnaîtra de bonne grâce l'exactitude de la critique de son adversaire sur ce point.
Il n'est l'inconditionnel de personne, ne se revendique pas d'une bible stirnérienne ou proudhonienne, d'un catéchisme bakouninien, fauriste ou kropotkinien, il ne s'est pas fait un dieu d'Elisée Reclus, de Robin ou de Malatesta. Il sait que tout homme est sujet à l'erreur, même les plus grands, même les plus sages, et leurs défaillances n'entament en rien une théorie générale faite de tous les apports de ceux qui ont partagé sa conception ; de plus il n'oublie pas, selon la parole de Bakounine, qu'une idée ne peut vivre que dans le détachement de son point de départ.
Ainsi donc, l'anarchiste ne se trouvera gêné en rien par une erreur de l'un des siens, erreur qu'il a reconnue lui-même et par conséquent, écartée de l'édifice de sa conception.
Il en va tout autrement du marxiste.
Voué, non à une théorie établie par lui, mais justificative de celle d'un autre, il se devra de la défendre dans ses moindres détails, de n'en rien renier, d'en masquer toutes les failles (et la lecture de Marx nous apprend qu'il n'en manque pas), d'applaudir inconsidérément à tout ce qui est tombé de la bouche et de la plume du prophète, et d'en être l'avocat, même contre toute raison.
Faute d'une telle attitude, tout le marxisme s'écroule, il est un tout que l'on accepte ou que l'on rejette ; basé sur le monolithisme de pensée, il ne saurait déchoir à cette règle, et toute discussion des écrits du maître, de leur validité, de leur bien-fondé, est une hérésie frappée d'anathème.
Les plus adroits ont tenté de l'adapter, tout en se défendant d'en rien altérer.
Le phénomène n'est pas nouveau et d'autres religions ont connu les mêmes étapes, à commencer par le catholicisme, si riche de textes apocryphes qu'on n'en peut fixer le nombre qu'approximativement.
De loin en loin, pour parer quelque découverte de l'homme qui mettrait les « Saintes Écritures » en difficulté, on rature, on ajoute un béquet, on falsifie une traduction et le tour est joué.
On camoufle la fissure, on ravale la façade et, la dialectique aidant on prouvera que lorsque Marx disait blanc, il fallait entendre noir et qu'ainsi l'infaillibilité du dogme est toujours debout.
N'est-ce pas là le rôle des commentateurs officiels de toutes les officialités ?

Les conséquences
Résumons-nous d'un mot ; il y a ici face à face deux conceptions vieilles comme le monde et en lutte depuis les origines.
L'esprit de recherche et l'esprit religieux.
D'un côté l'évolution permanente de la vie, de l'autre la cristallisation des connaissances qui conduit indubitablement à la décrépitude et à la mort.
Mais ce serait nier l'évidence de n'envisager le problème que sur le seul plan des idées.
Celles-ci ont des répercussions dans l'attitude de l'homme — nous l'avons indiqué plus haut, touchant celle qu'il adopte dans la controverse du fait de ses conceptions — mais, plus encore, c'est son comportement qui variera selon qu'il aura choisi le camp de la liberté ou celui de l'autorité.
Dans le premier cas, disponible à tout, il est conduit à une parfaite loyauté ; n'ayant pas de postulat à faire triompher il est favorable à toutes les expériences en tant que telles, et dès lors qu'elles ne s'érigent pas en système en en interdisant d'autres.
A l'inverse, celui qui présume les résultats de l'expérience est enclin à en fausser le déroulement, à tricher sur ses données et sur ses conclusions, à favoriser ce qui lui tient à cœur, à entraver ce qui le gêne, à la façon des extra-lucides ou des historiens de fantaisie.
Dès lors, comment s'étonner de certaines méthodes ? Comment les condamner alors qu'on avait applaudi au principe qui les engendre ?
Plus encore, comment nier leur filiation, alors que son évidence crève les yeux ?
Entre l'autorité et la tyrannie, il n'y a qu'un pas inévitable à franchir.
Quiconque prend conscience de cela s'explique le comportement de Marx envers Proudhon et Bakounine, ses reniements à l'égard du premier et ses calomnies vis-à-vis du second, ses manœuvres politiques pour faire triompher son point de vue par d'autres méthodes que la propagande loyale et la discussion persuasive.
Le chemin était tout tracé à sa succession : aux Lénine, Trotski, Zinoviev et Staline.
L'écrasement de l'Ukraine makhnoviste par la trahison, la mise à sac de la Commune de Kronstadt, les purges successives, les procès retentissants de tous les hérétiques osant mettre en question la sacro-sainte orthodoxie, sont la conséquence logique d'une doctrine absolutiste.
Comment la dictature de la pensée ne se muerait-elle pas en dictature tout court ?