Madrid aux mains de la horde

mis en ligne le 15 septembre 2011
Il y a quelques mois, on pouvait se réjouir de ce qui se passait en Espagne quand les indignados lancèrent un mouvement de grande ampleur contre le gouvernement Zapatero et les (autres) partis de droite, un mouvement plein de promesses et d’espoirs, dont le déroulement tranchait avec les modes de lutte habituels 1. Puis le mouvement s’estompa, les forces de l’ordre, dont la propagande d’État, firent le nécessaire ; s’imposa aussi la nécessité du quotidien – un moment contrariée – et ainsi de revenir subir le système social et économique en place… L’indécent gouvernement de ce pays reprit sa marche bourgeoise, en revêtant l’habit du valet des spéculateurs. Puis ce fut l’été et Madrid, en ce mois d’août pathétique, a accueilli les Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), vaste opération de propagande catholique en direction des jeunes, qu’il s’agit donc d’infantiliser davantage, brebis parmi les brebis. Quel soulagement pour nos médias de masse qui, peu avant, tremblaient d’effroi face aux événements d’Angleterre, ne résistant pas (la résistance n’est pas leur fort) à relayer avec bienveillance les titres des torchons britanniques, lesquels soumirent aux foules apeurées des manchettes barrées de sombres « Anarchy in UK ». Nous aurions voulu que cela fût une jubilatoire promesse, malheureusement, l’anarchie, au sens où nous l’entendons, et non pas dans son acception triviale dont abusent les « médiacres », n’est certainement pas en train de faire vaciller la City… Les « émeutes » n’ont duré que quatre jours, pour le plus grand profit des compagnies d’assurance et de la propagande sécuritaire, autant de temps pendant lequel ces médias ont « oublié » de parler d’un sujet d’une importance manifeste : la famine en Afrique (pour ne prendre qu’un seul exemple…).

Madrid offerte
Mais revenons à notre troupeau cathojuvénile. Le rassemblement de masse des JMJ (un million de croassants lors de la messe dominicale célébrée par B16), tel un Nuremberg apostolique, est dévolu à conforter l’idéologie qui irrigue ces mises en scène, à resserrer les liens spirituels de ce qui est alors véritablement une communauté, à subjuguer la raison, à déliter les éventuels reproches adressés à l’actuel maître du Vatican, à réclamer une foi inébranlable, à pétrifier le croyant dans sa forteresse théologique, à l’éloigner des risques d’apostasie, en un mot à convertir les hommes en brebis. Joie et festivité, dévotion rieuse et communion débonnaire, nous montrait-on à longueur de reportages : des jeunes garçons et filles en tenue d’été, heureux et fiers de leur foi, s’arrogeant parfois le droit de ne pas acquiescer pleinement à l’ascèse sexuelle qui est pourtant l’un des piliers de leur religion. Quel esprit de tolérance, quelle ouverture d’esprit, malgré les grimaces réprobatrices d’un prêtre accompagnateur, veillant fermement à ce que les filles et les garçons ne dorment pas dans la même tente (car Satan l’habite).
Le marketing catho-cathodique réglait ce théâtre du mensonge et de l’hypocrisie, montrant une vaste troupe de jeunes gens souriants, ravis, enjoués, loin des images de bigoterie, de contrition, d’austérité, de magie, d’irrationnel pur qui constituent cependant et indubitablement les fondations du catholicisme. Bien sûr, ces aspects n’étaient pas évincés : en hommage à Jean-Paul II, une relique contenant une goutte de son sang avait été placée sur le pupitre où était posé l’Évangile, durant la messe inaugurale des JMJ. Une marque d’idolâtrie en quelque sorte…
Les porte-parole télévisuels des JMJ, soudainement très préoccupés par le (nouveau) marasme de l’économie mondiale, s’empressèrent de rapporter (comme on dit d’un chien qu’il rapporte la baballe à son maître) les propos de B16 réclamant une « économie solidaire » et fustigeant la course au profit. Pas même une tentative de questionner cette (imposture : qu’un pape aussi réactionnaire délivre un tel message, sur la place de Madrid quelques semaines plus tôt nommée place de la Solidarité par les indignados, voilà qui aurait dû déclencher quelques velléités d’étonnement, à défaut de pouvoir librement exprimer du dédain et de la colère. Il n’en fut rien, évidemment. Dans le même élan de docilité standardisée, journaleux et commentateurs cathophiles se firent les échotiers de la mixture théologique du Vatican, quand le pape, obsessionnellement arcbouté à la doctrine fidéiste, réitéra ses attaques contre le matérialisme, terme qu’il emploie habilement pour en mêler et en entremêler toutes les significations, les légitimes aussi bien que les trafiquées. Avec ce mot qui, rappelons-le, désigne avant tout une pensée philosophique émancipatrice de la plus haute importance, le Vatican, en en violant le sens, voue ainsi cette pensée à ne plus être, dans un télescopage sémantique infect, que la désignation infamante du culte égoïste du plaisir, de l’individualisme, du libéralisme, du marxisme. C’est un procédé fréquent chez B16 qui, en tant que cardinal Radzinger, est rompu à cet exercice de fraude intellectuelle. Par exemple, dans son encyclique Spe Salvi (« Sauvés par l’espérance ») de 2007, B16 fait le lit des malversations de sens au sujet de l’athéisme et du matérialisme, accusés d’être inaptes à fonder une morale pour l’humanité. « Un monde qui doit se créer de lui-même sa justice est un monde sans espérance », écrit-il. « L’homme a besoin de Dieu, autrement, il reste privé d’espérance. » Autrement dit : indignez-vous tant que vous voulez contre les méfaits du profit, de l’argent, de l’accumulation, mais tout cela ne sera rien sans le projet indéfectible d’instauration de l’empire de Dieu sur Terre.
Pour illustrer des propos à la limite de la métaphysique – à savoir que l’émancipation des humains par leur propre force libératrice est un leurre matérialiste –, rien de mieux qu’un cas concret : on lit dans cette encyclique l’édifiante histoire, située à la fin du xixe siècle, d’une esclave africaine traitée comme une moins que rien, qui, passant de maître en maître, arrive en Italie où – je passe les détails de sa pérégrination – elle rencontra Jésus, lequel la toucha d’emblée car lui-même avait été maltraité. Et le pape de raconter la transmutation de son état d’esprit : « Par la connaissance de cette espérance [en Jésus et au Paradis], elle était « rachetée », elle ne se sentait plus une esclave, mais une fille de Dieu libre. » Bien sûr, elle se fit bonne sœur dans une congrégation… où elle fut destinée à des tâches de larbin. Pas mal de la part d’un pape si prompt à louer la ferveur (le fanatisme en fait) religieuse de l’Afrique noire catholique tout en étant de la sorte le suprême propagandiste du colonialisme spirituel.
B16 est un homme intelligent et cultivé : il sait pertinemment qu’en utilisant le vocable « matérialisme » dans son acception vulgaire, il enfourne aussitôt sa propagande dans la bouche goulue des journaleux qui la répéteront à l’envi, sans savoir – car eux sont incultes – à quel tour de passe-passe lexical ils se livrent… à leur insu. L’insu (lte) faite au mot. L’insu (le non-su) est la condition du journaliste commun.

JMJ : Journées des médias jaunes
Ces JMJ furent aussi l’occasion pour ces médiateurs obtus, intrinsèquement incapables de questionner une telle manifestation quant à ses aspects politiques et philosophiques, d’évoquer sœur Teresa, 103 ans, détentrice du record de claustration en couvent homologué : quatre-vingt-quatre ans dans un couvent de Castille (elle entra dans les ordres en 1927). On nous raconta, avec émotion, l’état de félicité à laquelle la bigote avait accédé en psalmodiant sans répit : « Merci, pardon. Merci, pardon. Merci, pardon ». Mais on attend encore une réprobation, au moins une interrogation anxieuse au sujet de cette servitude volontaire, de cette addiction. Alors, prenons-en de la graine : une réclusion de quatre-vingt-quatre ans dans un couvent, voilà la clef du bonheur. Et cela ne ferait-il pas baisser le chômage des femmes ? Quel gouvernement courageux aura donc l’audace de proposer ainsi un nouveau concordat et de transformer les écoles laïques en centres de recrutement pour garnir les couvents ?
Pour montrer l’exceptionnel destin de la cinglée, on indiqua avec un clin d’œil appuyé que sa seule sortie du couvent, avant celle d’août 2011 organisée pour lui faire rencontrer son guide, Benoît XVI, fut une énigmatique incartade pendant la guerre civile espagnole. Malgré une recherche assez minutieuse sur le web francophone, je n’ai trouvé aucune précision quant à la motivation de l’escapade de la recluse durant la guerre d’Espagne. M’est avis qu’elle n’est pas sortie pour transporter des armes ou des missives dans sa cornette au profit des antifranquistes…

Epilogue grotesque
À la même période (mi-août), l’indigné à 3 euros Stéphane Hessel rencontrait le dalaï-lama à Toulouse, dans le cadre d’une conférence bouddhiste – mais prônant le dialogue interreligieux – sur « l’art du bonheur » ! Tremblez, capitalistes et exploiteurs de tous Âpays, Hessel-lama arrive !




1. Voir l’article de Guillaume Goutte dans Le Monde libertaire n°1638 et celui de Ramon Pino dans Le Monde libertaire n°1639.