Après 16 années de procès, Pietro Valpreda est acquitté… Les fascistes aussi !

mis en ligne le 19 septembre 1985
Le 1er août s’est terminé, au tribunal de Bari, le procès de l’attentat de la Piazza Fontana, survenu à Milan, le 12 septembre 1969. Tous les principaux inculpés, parmi lesquels l’anarchiste Pietro Valpreda et les fascistes Franco Freda et Giovanni Ventura, ont été acquittés « pour insuffisance de preuves ». Le procès le plus long, le plus tumultueux et le plus complexe de tous les procès politiques de l’histoire italienne n’est peut-être pas encore fini. Mais procédons par ordre et essayons de retracer, au moins dans ses grandes lignes, les différentes phases de cette histoire politique-judiciaire.

L’attentat
Le 12 décembre1969, tandis qu’approche l’heure de la fermeture du soir, une explosion dévaste le siège de la Banque de l’Agriculture dans le centre de Milan : 16 morts, une centaine de blessés. C’est le premier attentat de cette importance et de ce type dans l’histoire de l’Italie contemporaine.
Le climat politique et social en Italie, en ce mois de décembre 1969, est déjà surchauffé : les luttes étudiantes, nées en 1968, se poursuivent et de vastes secteurs de la classe ouvrière sont encore en lutte (l’automne 1969 a déjà été baptisé « l’automne chaud »). Les journaux et les forces politiques modérés et conservateurs vont répétant qu’il est temps d’en finir avec l’agitation, invoquant « la loi et l’ordre ». Pour le 14 décembre est prévue une grève nationale des métallurgistes (la catégorie la plus combattive de toute la classe ouvrière) ; le gouvernement veille. Mais le 12 décembre la bombe explose et d’autres charges sont désamorcées à Milan (près de la Banque Commerciale) et à Rome (près de l’Autel de la Patrie). Le choc dans le pays est immense.

Les anarchistes
Juste après l’attentat, la préfecture de police de Milan en attribue la responsabilité aux « extrémistes de gauche », spécifiant qu’elle oriente surtout ses recherches vers les milieux anarchistes. Au milieu de la nuit de ce vendredi 12 décembre 1969, dans les locaux de la police de Milan se retrouvent, gardés par la police, plus d’une centaine d’anarchistes (de jeunes militants, d’anciens combattants anti-fascistes, des collaborateurs de presse, des personnes qui depuis des années ne fréquentent plus le mouvement, etc.) ; la majorité est relâchée après plusieurs heures, mais quelques-uns restent détenus : parmi eux, Giuseppe Pinelli, 40 ans, ouvrier de chemins de fer, anarchiste depuis sa jeunesse (quand il avait participé, tout jeune, à la résistance contre le fascisme).
Pinelli est très connu, et pas seulement à la préfecture de police, pour son intense activité anarchiste : il est, entre autres, un des militants du cercle anarchiste « Porte della Ghisolfa » (créé à Milan, le 1er mai 1968) et de la « Croix Noire Anarchiste » (Pinelli s’y occupe de porter des colis aux camarades détenus).
Pinelli a été appréhendé le vendredi soir, près du Cercle anarchiste de la rue Scaldasole ; les policiers lui ont dit qu’il s’agissait « d’une simple formalité » et ils l’ont suivi en voiture, tandis qu’il se rendait, avec sa moto, à la préfecture de police. Pinelli en est sorti trois jours après, en « volant » par la fenêtre du 4e étage du bureau du commissaire Calabresi. La police fournit immédiatement des versions tellement contradictoires et invraisemblables de son son « suicide » que toute l’opinion publique démocratique commença aussitôt à parler d’assassinat.
Pendant ce temps, le lundi 15, la police arrête Pietro Valpreda, anarchiste, danseur de profession. « C’est lui, le monstre », écrivent les journaux, « la bête qui a fait pleurer ». Tous les mass-médias se répandent en articles sur l’histoire du mouvement anarchiste, présenté comme une secte de fous, de terroristes ou aspirants tels. Alors commence une campagne de presse contre les anarchistes, d’une ampleur exceptionnelle. L’objectif principal est bien de « démontrer » que Valpreda, le « suicidé » Pinelli et leurs camarades étaient les exécutants logiques de cet attentat aussi horrible. Il y avait également la volonté de frapper ce mouvement qui, surtout après le renouveau qu’il a connu à partir du mai français, non seulement était partie prenante du mouvement de contestation plus générale de cette année-là, mais était aussi un peu le symbole des tensions libertaires et anti-autoritaires.

Contre la répression
Dans les jours qui suivaient immédiatement l’arrestation de Valpreda et le meurtre de Pinelli, les anarchistes milanais convoquèrent une conférence de presse au siège du Cercle anarchiste « Ponte della Ghisolfa » : de nombreux journaux sont présents. La thèse soutenue par les anarchistes peut se résumer en trois slogans qui, dans les mois et les années qui vont suivre, seront répétés, sur les murs et dans les manifestations : Valpreda est innocent, Pinelli a été assassiné, l’attentat de la Piazza Fontana est un attentat de l’État. Malgré cela, on ne se limite pas à rejeter sur les fascistes la responsabilité du Pouvoir dans l’utilisation de la criminalité fasciste. Le lendemain les journaux qualifieront cette thèse de « délirante ».
Aux funérailles de Pinelli qui se déroulèrent à Milan, le samedi 20 décembre, une centaine d’anarchistes y participèrent, ainsi que plus de policiers (au moins 300) que de militants des autres forces de gauche.
Au cours des semaines suivantes commence une campagne contre la répression, en faveur des anarchistes emprisonnés, qui s’élargit progressivement des anarchistes aux autres forces de gauche. Au fil des mois, face au comportement manifestement injuste, répressif et persécuteur de l’État, ce « front » composite anti-répression s’élargit. La campagne de dénonciation et de contre-information gagne toutes les villes d’Italie, l’entraînement de masse est énorme.

L’emprisonnement de Valpreda
Mais pendant ce temps, Valpreda et d’autres jeunes anarchistes de son groupe restent incarcérés. Cette détention est considérée comme inacceptable, par une partie de plus en plus importante de l’opinion publique, impressionnée par les nouvelles qui transpirent des enquêtes de la magistrature : en particulier, ce qui accuse Valpreda, c’est surtout le témoignage d’un taxi milanais, qu’on finira par retrouver mort, qui affirme avoir transporté Valpreda sur un trajet de 200 mètres, ce qui est absurde. Ensuite, il a reconnu Valpreda d’après un portait-robot, etc., etc. : une injustice après l’autre.
Enfin, en 1972, le Corriera della Sera, le principal quotidien italien, se « rallie » à la campagne pour la libération de Valpreda. Mais l’anarchiste ne peut être libéré, car le fait très grave dont il était accusé (attentat) interdit le bénéfice de la liberté provisoire. La pression de l’opinion publique est telle que le Parlement finit par approuver une loi (dite « loi Valpreda »), faite exprès pour permettre la libération de l’anarchiste (et de ceux qui, éventuellement, se trouvaient dans la même situation judiciaire). En janvier 1983, Valpreda est libéré : pour la campagne anti-répression, commencée le 17 décembre 1969 par les anarchistes, avec cette conférence de presse, c’est sans nul doute une victoire.

Le procès
Il vaudrait mieux écrire « les procès », du fait que le procès commencé à Milan, est transféré d’autorité à Rome, qui conclut par une sentence d’acquittement général pour insuffisance de preuves. Puis le procès en appel se déroule à Catanzaro, dans l’extrême-sud de l’Italie et il se conclut sur un nouvel acquittement pour insuffisance de preuves, pour Valpreda et la condamnation à la prison des fascistes. Mais la Cour de cassation (dont le siège est à Rome) annule la sentence de Catanzaro et ordonne que le procès reprenne à Bari. Et, cette dernière phase s’est conclue le 1er août 1985, avec un nouvel acquittement général, pour « insuffisance de preuves ».
L’important dans ce processus n’est pas tant la sentence que le déroulement. Au cours de la centaine d’audiences a été mise en lumière, dans toute sa pâle mesquinerie et dans toute sa violence, la véritable essence du Pouvoir, les louches manœuvres des services secrets, les couvertures et la responsabilité des partis politiques, etc… Ministres, généraux, politiciens ont été appelés à témoigner : à leur tour, ils ont été inculpés et jugés.
Sur le plan judiciaire, près de seize années après l’attentat de la Piazza Fontana (que désormais tout le monde en Italie définit comme « l’attentat d’État »), on n’a pas encore établi les responsabilités précises, aussi bien des exécutants que des mandataires, mais il est clair que la responsabilité de l’État ressort dans toute son ampleur.
Les événements des années 70 en Italie, avec l’apparition du phénomène de la lutte armée (monopolisée par les Brigades Rouges, qui sont clairement staliniennes) et de la riposte répressive de l’État qui s’en est suivie, ont provoqué de profondes transformations politique-sociales. Cependant, l’attentat de la Piazza Fontana et l’assassinat de Pinelli sont restés profondément ancrés dans la sensibilité, dans le cœur et dans la mémoire des gens plus que n’importe quel autre épisode (y compris le fameux rapt et assassinat du Président du Conseil des ministres, Aldo Moro, par les Brigades Rouges). Et les anarchistes, qui devaient être les victimes de cette manœuvre politique, ont su déjouer cette manœuvre du Pouvoir et entamer une campagne de contre-information et de dénonciation du Pouvoir qui de victimes les a transformés en ennemis actifs de l’État et de ses injustices.
Et le « cas Pinelli », après l’assassinat de notre compagnon, s’est révélé, pour le Pouvoir, un peu comme le cas « Sacco et Vanzetti » pour la première moitié de ce siècle. Dans quelques décennies, comme il advient aujourd’hui pour les deux anarchistes italiens assassinés à Boston, le Pouvoir procédera à la « réhabilitation » de Pinelli. Cela ne nous intéresse pas : pour la population, malgré les verdicts répugnants comme celui de Bari (qui, comme tout le procès, assimile anarchiste et fasciste), il est clair depuis des années que Valpreda est innocent, que Pinelli a été assassiné, que l’attentat de la Piazza Fontana était un attentat d’État.

La correspondance de « A », Rivista Anarchica, Milan