Barcelone sous les balles : les années du pistolérisme (1919-1923)

mis en ligne le 17 février 2011
État des lieux de la CNT en 1919
À la fin de l’année 1919, époque dont on peut – sans trop de risques – dater le début des sanglantes années du pistolérisme patronal et syndical, la Confédération nationale du travail (CNT), créée en octobre-novembre 1910 lors du Congrès des Beaux-Arts, est alors en plein essor. Les grandes grèves générales et leurs relatifs succès des années précédentes, notamment en décembre 1916 et en août 1917 1, lui confèrent le soutien et la confiance d’une partie importante du prolétariat espagnol. En outre, si son poids en Catalogne est considérable, elle se développe également à l’échelle nationale, comme en témoigne le ralliement de la Fédération ouvrière régionale andalouse, en 1918.
Salvador Segui, l’un des leaders anarcho-syndicalistes du moment, est l’un des principaux artisans du développement de l’activité syndicale de la jeune confédération nationale (il sera, notamment, à l’origine du remplacement des syndicats de métiers par des syndicats uniques d’industrie en 1918). Particulièrement réaliste et intelligent, doté d’un profond sens de l’organisation, il évite que la CNT ne glisse sur la pente d’un radicalisme aveugle et violent, cette tendance si naturelle du combat social mais surtout si propice à faciliter la répression étatique et les sanctions patronales, à décimer les militants, et à placer l’organisation en dehors du terrain proprement syndical pour lequel elle a surtout été créée. Mais, à partir de la fin de l’année 1919, cette « politique » réaliste ne résiste pas à une vague de violence, largement conditionnée par l’intransigeance du patronat catalan, par la brutalité de la répression et par une misère sociale qui ne cesse d’être de plus en plus importante. Dès lors, à côté d’un conflit purement syndical, les mercenaires du patronat et les ouvriers vont s’affronter à coups de bombes et de revolvers dans les rues de Barcelone, et ce jusqu’en 1923.

La grève de La Canadienne de février-mars 1919
C’est avec la grève de La Canadienne en février 1919 que le patronat catalan commence vraiment à prendre conscience du poids de la CNT et de l’impact de ses pratiques et de ses idées révolutionnaires au sein du prolétariat.
Débutée le 8 février 1919 à l’initiative de la CNT en vue d’obtenir des augmentations de salaire et l’établissement de la journée de huit heures, cette grève, qui touche d’abord la compagnie d’électricité connue sous le nom de « La Canadienne », s’étend rapidement aux autres entreprises de Barcelone, la transformant en une véritable grève générale. Les négociations, menées par Salvador Segui un peu plus d’un mois après le commencement du mouvement, aboutissent, au mois de mars, à la satisfaction des demandes des grévistes : à savoir une augmentation sensible des salaires et une baisse du temps de travail quotidien (acquisition de la journée de huit heures). Après quarante-quatre jours de grève, les ouvriers s’apprêtent donc à reprendre le travail. Mais c’est sans compter sur le refus des autorités de libérer la totalité des grévistes de la CNT emprisonnée pendant le mouvement. Du coup, le 24 mars, afin d’obtenir leur libération immédiate, les entreprises barcelonaises reprennent la grève, cette fois en solidarité avec les prisonniers sociaux. Afin de briser ce nouveau mouvement syndical, le gouvernement de Barcelone déclare l’état de guerre. Outre les gardes civils, la répression est menée par une milice bourgeoise, le somatén 2, qui procède à de multiples arrestations de grévistes et de leaders de la CNT. Malgré tout, les ouvriers ne lâchent rien et, le 14 avril, les autorités se résignent à libérer les détenus.
Les bandes de tueurs du patronat et les « syndicats libres »
La grève de La Canadienne et sa « petite sœur » du 24 mars constituent une victoire totale du prolétariat et de la CNT sur le patronat. Celui-ci, désireux de s’organiser davantage pour éviter de prochains mouvements sociaux, fonde, en mars 1919, la Fédération patronale. Dès sa création, cette organisation acquiert un poids conséquent dans les sphères politiques, poids qu’elle utilisera largement pour destituer et nommer à souhait les préfets et les gouverneurs de Barcelone.
Outre cette action « politique », les patrons les plus radicaux 3 mettent sur pied des bandes de tueurs. Composées de truands-mercenaires, d’ouvriers antigrévistes et de policiers, ces bandes sont chargées d’éliminer les syndicalistes les plus influents et les plus actifs. Parmi elles, celle des 70 tueurs de Kœnig – prétendu baron, mais surtout ancien espion allemand exilé en Espagne et aventurier notoire – se fera une sombre réputation.
Protégés par la police, ces « pistoleros » bénéficient de laissez-passer qui les protègent des arrestations lors d’éventuelles interventions des forces dites de « l’ordre ». Forts de cette protection et probablement motivés par les primes offertes par les patrons qui les emploient, ils sèment la terreur dans les rangs des syndicalistes barcelonais, harcelant et assassinant à tour de bras ses militants. C’est ainsi que le 17 juillet 1919, Pablo Sabater, alors secrétaire du syndicat CNT des teinturiers de Barcelone, est abattu par Luis Fernandez, un pistolero de la bande du commissaire Bravo Portillo. Il est l’un des premiers d’une longue liste de syndicalistes assassinés.
Outre les assassinats de rues, d’autres techniques, plus subtiles, sont utilisées par les autorités et le patronat pour éliminer les syndicalistes. Parmi elles, la fameuse méthode dite de « la corde des prisonniers » consiste à se débarrasser de certains détenus en les conduisant à pied jusqu’à des centres de détention très éloignés. Régulièrement passés à tabac, privés d’eau et de nourriture, les prisonniers finissent par mourir de faim et d’épuisement sur le trajet. Autre méthode couramment employée, celle de la « loi des fuites » consiste à libérer un syndicaliste emprisonné puis, une fois celui-ci parti, à lui tirer une balle dans le dos en l’accusant d’avoir voulu s’enfuir – certains policiers les laissent aller jusque chez eux où les attendent quelques pistoleros qui les descendent. José Maestre de Laborde, connu sous le sobriquet de « comte de Salvatierra », aura plus d’une trentaine de fois recours à cette loi des fuites pendant son « mandat » de gouverneur civil de Barcelone, de janvier à mai 1920.
À côté de ces sinistres activités, le patronat fonde, le 10 octobre 1919, les « syndicats libres », dans l’espoir de concurrencer les syndicats socialistes et anarcho-syndicalistes. Ils sont alors présentés comme des organisations de défense des travailleurs indépendantes de toute idéologie politique. Placés sous la direction de Ramon Sales et de Juan Laguia – deux personnalités de l’extrême droite carliste du moment –, ces syndicats libres se verront contraints, dans la plupart des entreprises, de tenter d’obliger les ouvriers à cotiser chez eux. Globalement, l’expérience sera un échec.
Outre cette tentative plutôt ratée de pseudo-syndicalisme, le patronat, pour se venger des grandes grèves de février-avril, décide un lock-out quasi général pour l’automne 1919. Durant dix semaines, les patrons barcelonais ferment leur entreprise, jetant à la rue plus de 200 000 ouvriers. La ville devient le foyer d’une misère sociale qui, on le verra plus loin, nourrira le cycle de violences engendré par le patronat.
En novembre 1920, la répression du mouvement syndicaliste – et anarcho-syndicaliste en particulier – monte d’un cran lorsque Martinez Anido est nommé gouverneur civil de Barcelone et lorsque le général Miguel Arlegui obtient le poste de chef de la police. Antisyndicalistes convaincus, ils organisent une extraordinaire vague de répressions à l’encontre du mouvement ouvrier catalan, multipliant les arrestations arbitraires, les emprisonnements, les tortures et les exécutions. Miguel Arlegui sera réputé pour mener personnellement certaines séances de torture. À ce sujet, Jean Bécarud et Gilles Lapouge citent, dans leur livre Anarchistes d’Espagne, le témoignage d’un avocat ayant défendu un militant libertaire dénommé Rodenas : « En dépit de ses graves blessures, on conduisit Rodenas dans l’édifice de la police. On lui infligea un véritable martyre, en particulier en approchant des allumettes enflammées de ses cicatrices sanglantes, sous prétexte de les cautériser. Après quinze jours de régime, on l’admit à l’hôpital et il mourut trois jours après. Dans ses blessures, on a trouvé des morceaux de verre, des restes d’allumettes. »
De son côté, le patronat continue à payer des bandes de tueurs pour décimer les forces syndicalistes, en étroite collaboration avec les autorités. Bien que la bande de Kœnig soit dissoute en juin 1920, les pistoleros inféodés aux patrons poursuivent les assassinats. C’est ainsi que le 27 novembre 1920, des pistoleros assassinent José Canela, alors secrétaire du syndicat CNT de la métallurgie. Le 30 novembre, c’est Francisco Layret – un des avocats de la CNT – qui est à son tour abattu dans le but évident d’intimider les avocats – ou les juges – qui seraient tentés de défendre ou de prendre en sympathie les militants syndicalistes.
Le 17 juin 1921, Evelio Boal – le secrétaire du Comité régional catalan de la CNT de Barcelone – est à son tour victime de la loi des fuites . Libéré de prison, il est abattu par des policiers en sortant de la préfecture. Antoni Feliu – alors trésorier du comité régional – qui l’accompagnait parvient à s’enfuir, mais sera finalement abattu quelques jours plus tard.
Le 25 août 1922, le célèbre leader cénétiste Angel Pestaña échappe de peu à une embuscade de pistoleros à Manresa. Grièvement blessé, il est soigné dans un hôpital dont il parviendra à sortir vivant malgré les menaces de ses assassins. L’année 1922 est aussi marquée par les actions de terreur et d’assassinats perpétrées par la bande de Homs, montée par le patronat barcelonais au printemps.
L’année 1923 marque la fin de cette période sanglante. Elle verra tout de même le meurtre de Felipe Manero Francés, président du syndicat CNT de l’habillement de Barcelone, le 27 avril 1923 et, surtout, le 10 mars 1923, celui de Salvador Segui, assassiné par la bande de Homs. Au total, les historiens estiment à plusieurs centaines le nombre de militants cénétistes assassinés par ces pistoleros. Durant le seul gouvernement civil d’Anido, on compte plus de 150 ouvriers assassinés par les milices patronales et la police, surtout en 1921 où l’on dénombre 142 attentats organisés contre des militants ouvriers, entraînant la mort de 69 d’entre eux. Mais, face à ce déchaînement de violence, certains militants de la CNT ne vont pas rester passifs et, à leur tour, dès 1920, prennent les armes pour se défendre et venger leurs camarades assassinés.

Les groupes de défense de la CNT
En automne 1919, le lock-out proclamé par la Fédération patronale jette, comme nous l’avons vu précédemment, plus de 200 000 ouvriers dans la rue, sans travail. Le désespoir qui s’ensuit alors dans le prolétariat barcelonais est énorme. Salvador Segui, qui était parvenu jusque-là à faire en sorte que la CNT maintienne le cap de la dynamique syndicaliste, se laisse rapidement dépasser par les événements. C’est le temps du basculement dans la guérilla urbaine des cénétistes les plus déterminés et les plus portés à l’activisme. C’est dans cette dynamique qu’en 1919, pour venger l’assassinat de Pablo Sabater, un groupe d’anarchistes abat Bravo Portillo, le responsable de la bande de tueurs qui avait liquidé leur camarade.
Dans cette même logique, des groupes d’action – dit aussi « de défense » – sont formés, en janvier 1920, par des militants de la CNT pour éliminer les principaux acteurs de la répression antisyndicaliste. Outre les actions punitives contre patrons, policiers et pistoleros, ces groupes, composés sur des bases affinitaires, se chargent aussi de récolter des armes pour les militants syndicalistes. Malgré des désaccords internes sur ce genre d’activités, la CNT tâche de leur offrir un soutien de taille. Pour chaque action entreprise, elle donne l’équivalent du salaire quotidien d’un ouvrier qualifié à chacun des membres de ces groupes. Si certains d’entre eux tombent aux mains de la police et se retrouvent en prison, la CNT se charge également de subvenir aux besoins de leurs familles, notamment à travers les services offerts par son comité proprisonniers. Une même solidarité s’exerce vis-à-vis des familles en cas de décès des militants 4.
Dans son ouvrage Le Mouvement anarchiste en Espagne. Pouvoir et révolution sociale, César M. Lorenzo avance l’hypothèse que ces groupes de défense auraient également été composés de mercenaires du même genre que ceux utilisés par la Fédération patronale, mais payés cette fois par la Confédération. Tirant pleinement profit de cette « guerre », ces tueurs salariés, qui n’auraient manifesté aucune opinion politique particulière, seraient passés d’un camp à l’autre au seul jugé du montant de la solde 5. Mais cette « thèse » est largement remise en cause par d’autres historiens.
Le 28 avril 1920, les cénétistes Alberto Manzano, Joaquin Buigas, Francisco Berro et Restituto Gomez, qui, ensemble, ont constitué un de ces groupes de défense, organisent un attentat contre les pistoleros de Kœnig, dont la bande sera dissoute deux mois plus tard. La même année, le 4 août, un autre groupe – a priori composé des cénétistes Ramon Casanellas et Pedro Mateu – assassine le comte de Salvatierra, ex-gouverneur civil de Barcelone, responsable, nous l’avons vu précédemment, de la mort de plusieurs militants syndicalistes de janvier à mai 1920.
Le 22 avril 1922, c’est au tour du président du Conseil, Eduardo Dato, d’être abattu, à Madrid, par le groupe d’action dit « Le Métallurgique », composé de trois militants métallurgistes de la CNT : Pedro Mateu, Luis Nicolau et Ramon Casanellas. On reprochait alors à Eduardo Dato de porter directement la responsabilité de la sanglante répression antisyndicaliste de Barcelone, d’avoir été le principal instigateur de la loi des fuites, et d’avoir nommé personnellement, en 1920, le sinistre Martinez Anido à la tête du gouvernement civil de la capitale catalane.
C’est dans cette même optique d’action directe qu’en 1922 les futurs « leaders » de la CNT Buenaventura Durruti, Francisco Ascaso, Antonio Ortiz et Garcia Oliver fondent le groupe Les Solidaires (Los Solidarios). Partisans de l’action directe, ils se font principalement connaître, à leurs débuts, pour des attaques de banque destinées à remplir les caisses de la CNT qui, face à une répression impitoyable, commence à manquer de fonds. C’est seulement après la mort de Salvador Segui, le 10 mars 1923, que Les Solidaires commencent à liquider, par les armes, certaines figures de la répression. Le 17 mai, ils assassinent ainsi le lieutenant-colonel Regueral et, le 4 juin, pour venger l’ancien leader anarcho-syndicaliste, ils assassinent le cardinal Soldevila dans sa voiture, près de Saragosse.
En raison du climat de terreur qui règne à Barcelone, des critiques commencent à pointer, depuis Madrid, à l’encontre de Martinez Anido, que tout le monde perçoit comme le principal responsable de ce déchaînement de violence. Dans l’espoir de légitimer à nouveau sa position et son action aux yeux du gouvernement central madrilène, Martinez Anido organise un faux attentat contre lui-même et accuse les anarchistes. Mais le mensonge est mis à jour et le chef du gouvernement de Madrid le limoge et, avec lui, le chef de la police. Si la classe ouvrière accueille cette destitution avec soulagement, il n’en va pas de même pour le patronat catalan qui voyait en Martinez Anido la solution la plus efficace pour la répression du syndicalisme et, en particulier, de l’anarcho-syndicalisme. Le pouvoir de Madrid entre alors dans une phase de crise politique, à laquelle s’ajoutent les déboires de l’armée espagnole au Maroc qui achèvent de le discréditer. Profitant de cette confusion et de l’aide considérable du patronat catalan, le général Primo de Rivera organise, en 1923, un coup d’État et prend le pouvoir. Si le pistolérisme prend fin, une nouvelle période commence : celle de la dictature et de la mise hors-la-loi de la CNT.





1. La CNT proclame et organise ces deux grandes grèves en commun avec l’Union générale des travailleurs (UGT), d’obédience socialiste. Celle d’août 1917 sera suivie d’une répression sanglante. Mais le succès de la Révolution russe, en octobre, ravive les espoirs du prolétariat espagnol.
2. Créé au XIe siècle, le somatén était, à ses débuts, principalement chargé d’alerter les villes et villages voisins de dangers imminents (somatén signifie, en catalan, « émettant du son »). En 1855, il devient un corps militaire chargé de protéger les propriétés des grands propriétaires terriens de Catalogne, une sorte de milice bourgeoise armée. Ses prérogatives vont vite s’élargir et, dès le début du XXe siècle, le somatén collabore étroitement avec le gouvernement, notamment pour des missions de répression. Il participe, par exemple, à l’arrestation de Francisco Ferrer, en 1909, à la suite de la tentative d’attentat contre Alphonse XIII (voir Le Monde libertaire, n° 1607).
3. Tous les patrons ne semblent pas partager cette idée de créer des bandes de tueurs. C’est notamment le cas de Felix Graupera qui refusera de soutenir les actions de la bande de Kœnig et qui, pour cette raison, sera lui-même assassiné par les tueurs du patronat.
4. Chris Ealham, La Lucha por Barcelona : clase, cultura y conflicto, 1898-1937, Madrid, Alianza,2005, p. 98-99.
5. Cité dans César M. Lorenzo, Le Mouvement anarchiste en Espagne. Pouvoir et révolution sociale, Toulouse, éditions libertaires, 2006, p. 61 : « Apparaissent alors les premiers ‘‘groupes de défense’’ rétribués par les syndicats ; ils exécutent des propriétaires d’entreprise, des gérants, des contremaîtres, et font face aux pistoleros de la Fédération patronale. C’est désormais la gangrène généralisée, avec des ‘‘professionnels’’ qui ont intérêt à ce que le mal s’éternise et qui passent d’un côté à l’autre, s’entendent entre eux. »