Le panier de crabes de l’après-WikiLeaks

mis en ligne le 17 février 2011
Les vicissitudes de Julian Assange ont suscité à travers toute l’Europe des vocations dont les motivations peuvent être extrêmement diverses, pas forcément désintéressées, allant du militantisme sincère à la recherche de profit. Tous cependant assurent ne pas vouloir recommencer les erreurs de Julian Assange 1. On constate une véritable prolifération de sites web, qualifiée par certains d’« anarchique » – évidemment. Bien entendu, ces sites doivent impérativement contenir le mot « leak », qui signifie « fuite » en anglais.
Il paraît que deux groupes militants antimultinationales – au Danemark et en Allemagne – ont déposé en même temps le nom de GreenLeaks et sont en bagarre pour savoir qui va gagner. Faudra-t-il arriver à un procès pour cela ? Ce serait amusant. Chacun des deux groupes aurait travaillé pendant des mois pour mettre sur pied une cyber-infrastructure, créer les réseaux, mettre en place des batteries d’experts et d’avocats sans qu’aucun n’ait connaissance de l’existence de l’autre. Là, curieusement, il n’y a pas eu de fuite…
Évidemment, ils sont furieux d’être en concurrence. On affirme vouloir discuter mais on menace en même temps d’avoir recours à la justice. Bref on est contre les multinationales mais on veut quand même éliminer la concurrence…
Le nom de domaine GreenLeaks.org a été déposé par le groupe danois, mais – on ne sait jamais – le nom commercial l’a été aussi. Le patron de ce groupe basé à Copenhague, Mads Bjerg, est un cadre d’une société de pub sur Internet dont le patron est Jacob Hegemann, qui soutient le projet. Le plan de Bjerg est également soutenu par Birgitta Jonsdottir, une parlementaire islandaise qui a été une proche collaboratrice d’Assange, mais qui l’a laissé tomber après que les autorités suédoises l’eurent fait rechercher pour ses frasques sexuelles.
Bjerg est aussi en relation avec un site nommé OpenLeaks par l’intermédiaire d’un certain Herbert Snorrason, islandais, et ancien volontaire à WikiLeaks. Dans la page d’accueil de GreenLeaks – il n’y a pour l’instant rien d’autre –, on peut lire : « L’argent n’est pas un obstacle maintenant. » On n’en sait pas plus. « Nous voulons devenir l’autorité de référence lorsqu’il s’agira de fuites concernant la nature, le climat et l’environnement… La voix de la terre… l’agence de contre-espionnage de la terre, pourrait-on dire. »
L’organisateur de l’autre version de GreenLeaks est un Australien vivant en Allemagne, Scott Millwood, qui affirme que son groupe a acquis le nom de domaine de GreenLeaks dans trente-six pays mais aussi les adresses internet sous la désignation de « .com » et de « .biz ». Lui aussi a fait une demande de dépôt de marque commerciale.
Millwood se déclare radicalement différent, quant à sa démarche, de Julian Assange : ce dernier « croyait qu’il avait le devoir envers l’histoire de tout mettre dans la sphère publique ; l’information pour l’information », dit-il. « Là n’est pas notre philosophie. Si nous diffusons une information, nous voulons que ce soit pour une raison précise. » Pour l’instant, le site GreenLeaks.com de Millwood reste aussi squelettique que le GreenLeaks. org de Bjerg.
L’un de ces nouveaux sites censés apporter la vérité aux populations avides d’information s’appelle OpenLeaks.org – « fuites ouvertes » – déjà mentionné. Le créateur de ce site est un certain Daniel Domscheit-Berg, qui se faisait appeler Daniel Schmitt, et qui fut l’un des plus proches collaborateurs d’Assange… Les rats quitteraient-ils le navire 2 ?
Domscheit-Berg alias Schmitt déclare être sceptique sur l’utilité de balancer tels quels des documents confidentiels sur le Net. Dans leur déclaration de principe 3 ils se présentent plutôt comme un site communautaire, un prestataire de services pour les « whistleblowers » de toute sorte : individus, organisations ou médias. Un « whistleblower » [whistle : sifflet ; to blow : souffler] est une personne ou un groupe qui avertit les autres à coup de sifflet lorsque quelque chose ne va pas. Une sorte de sentinelle surveillant les dysfonctionnements de la société. Un lanceur d’alerte. « Nous voulons encourager les fuites à travers le monde tout en minimisant les risques pour les lanceurs d’alerte. » lit-on.
D’autres clones de WikiLeaks sont en train d’apparaître, spécialisés sur des régions ou sur des sujets particuliers, tels que l’industrie pharmaceutique, la Russie, l’Union européenne.
De tous ces projets, c’est OpenLeaks qui semble être le plus élaboré – trop élaboré, peut-être : il entend mettre en relation à la fois les « leakers » entre eux et les « leakers » et les consommateurs de fuites.
Tout ça a commencé quand Assange et Domscheit-Berg se sont fâchés parce que le premier a sommairement suspendu le second comme porte-parole de WikiLeaks après qu’il eut transmis aux médias des informations faisant état des inquiétudes de militants de WikiLeaks concernant la vie privée d’Assange.
Domscheit-Berg quitta alors WikiLeaks, accusant Assange de se comporter « comme un empereur ou comme un marchand d’esclaves » 4. Il emmena avec lui des figures importantes de WikiLeaks, qui avaient joué un rôle décisif dans la création de l’infrastructure technique du site, par exemple un programmeur que tout le monde appelait « L’Architecte ». C’est lui qui avait rendu possible la diffusion de centaines de milliers de documents classifiés du gouvernement US.
Domscheit-Berg fit une apparition au forum de Davos, lors duquel il intervint sur le thème : « Confidentialité et transparence ». Il y déclara que son expérience avec WikiLeaks l’avait convaincu de l’erreur consistant à publier de l’information brute en laissant les autres la trier. Il ajouta que de gros efforts devront être faits pour analyser, authentifier, filtrer des documents secrets avant de les rendre publics. Selon lui, un groupe comme WikiLeaks, qu’Assange gère comme un monarque absolu, n’est pas adapté pour effectuer des contrôles sur des informations complexes et potentiellement dangereuses.
Le projet de Domscheit-Berg, tel qu’il a pu être diffusé, ressemble un peu à une usine à gaz. Il s’agit de créer un site qui permettrait à des « leakers » – émanant de gouvernements, de sociétés, etc. – de faire des propositions confidentielles à des groupes qui pourraient les utiliser. En somme c’est le « leaker » qui désigne la personne ou la structure qui reçoit l’information. OpenLeaks ne serait pas, dans l’affaire, chargé d’évaluer, ni même de diffuser publiquement l’information : il se contenterait de la transmettre d’émetteur à receveur. Il s’agirait ensuite de recruter des gens dans les médias, les ONG, le monde du travail, afin qu’ils deviennent des partenaires dans le réseau créé. Ainsi des émetteurs de fuites pourraient contacter OpenLeaks anonymement afin d’être connectés à des partenaires qui auraient les moyens d’expertiser et d’utiliser les données correctement. Un émetteur de fuite pourrait vouloir être mis en relation avec un seul média spécifique.
Il y aurait cependant une période d’embargo pendant laquelle le receveur pourrait analyser et utiliser l’information, après quoi celle-ci serait accessible à tous les partenaires d’OpenLeaks.
La mise en place d’un tel site suscite quelque scepticisme parmi les journalistes et les activistes d’Internet.
Citons encore un autre site qui se place sur le marché de la fuite : EnviroLeaks.org, dont l’activité essentielle consiste à mettre en ligne des télégrammes du Département d’État US qui sont déjà passés sur WikiLeaks…
BalkanLeaks.eu et BrusselsLeaks.com qui traitent, on le devinera aisément, de scandales dans des pays balkaniques et dans l’appareil bureaucratique de l’Union européenne.
À quand MaubeugeLeaks.org ?



1. Reuters : « All across Europe, from Brussels to the Balkans, a new generation of WikiLeaks-style websites is sprouting. » Les informations contenues dans cet article sont intégralement reprises de la presse états-unienne.
2. http://www.metrolic.com/defectors-from-wikileaks-are-setting-up-competing-website-openleaks-151863
3. http://openleaks.org/content/news.shtml
4. Interview à l’agence Reuters.