L’Égypte et ses pyramides de problèmes

mis en ligne le 10 février 2011
1622RiriMardi 1er février 2011, la place de la Libération au Caire est noire de monde. Le pari de rassembler un million de manifestants semble avoir non seulement été gagné mais il aurait été dépassé.
La tempête tunisienne est devenue un ouragan et a touché l’Égypte. Ce qui s’y passe a une importance qui dépasse de loin le seul pays du Nil. Il suffit de regarder une carte géographique mondiale pour se rendre compte que ce pays est un verrou entre l’Asie et l’Afrique. Il est difficile de prévoir ce qui va se passer dans les jours et semaines qui viennent. Pour comprendre ce qui peut arriver, quelles difficultés le peuple égyptien va devoir affronter, il faut passer en revue un certain nombre de données, historiques, intérieures et extérieures. Tentons d’en faire l’énumération.

Le problème de la succession
Le slogan repris par les manifestants – « Dégage Moubarak ! » – pose ce problème.
Bien que multimillénaire, ce pays n’est réellement indépendant que depuis peu. Au début de notre ère, il a été romain, puis byzantin, puis sous domination arabe et enfin sous domination turque jusqu’à la fin du xixe siècle, puis sous influence de la Grande-Bretagne. C’est avec Nasser que le pays accède à la pleine indépendance en 1954 en détrônant le roi Farouk. La nationalisation du canal de Suez annonce triomphalement l’importance internationale de l’Égypte. Depuis le règne des Mamelouks, toutes les successions se sont passées dans les heurts.
Importance idéologique de l’armée
L’armée a contrôlé l’Égypte pendant près de trois cents ans (1250-1517) sous l’ère de cette dynastie non héréditaire des Mamelouks. Composée d’esclaves, l’armée d’alors ressemble beaucoup à celle d’aujourd’hui, avec plus d’un demi-million d’hommes, tout autant – si ce n’est davantage – de réservistes, provenant pour la plupart des couches les plus défavorisées des campagnes. C’est la même armée qui a tenté de résister à l’attaque concertée menée fin octobre 1956 par la France, la Grande- Bretagne et Israël. Résistance suffisante pour permettre aux États-Unis et à l’URSS d’obliger les attaquants à évacuer le pays. Cette agression était la conséquence de la décision de Nasser, colonel de son état, de nationaliser le canal de Suez qui jusque-là appartenait à des actionnaires britanniques. L’idée même de reprendre le canal devait être abandonnée. Depuis, l’armée tient sa légitimité de cet épisode. Sa défaite lors de la guerre de Kippour en 1973 n’y changera rien. La remettre en cause, c’est trahir le nationalisme et le patriotisme égyptiens.

Importance économique de l’armée
La place économique de l’armée dans l’économie égyptienne est peu connue. Il est probable que, comme dans tout pays où l’armée est aussi puissante, son empreinte économique doit être à la dimension de son importance politique. Selon Joshua Stacher, un spécialiste américain de l’institution militaire égyptienne, l’armée contrôle entre 33 et 45 % de l’économie du pays. Il est difficile de savoir les choses exactement. Il en fut déjà de même en Union soviétique. Mais là comme ailleurs les informations distillées par Wikileaks apportent des informations importantes : un câble publié en décembre dernier nous apprend que les forces armées fabriquent toutes sortes de produits allant des bouteilles d’eau à l’huile d’olive, des tuyaux aux câbles électriques, des appareils de chauffage, etc., dans des usines toutes contrôlées par les militaires. En outre, de nombreux hôtels et des entreprises de construction leur appartiennent, comme de grandes étendues de terre.

La place de la religion
La religion, présente depuis les origines du pays, irrigue toute l’Égypte, des monuments archéologiques aux plus récentes mosquées. La plus vieille synagogue du monde (ve siècle avant notre ère) a été localisée dans le sud du pays sur l’île d’Éléphantine. La seconde religion de l’Égypte est chrétienne, copte, et elle est bien plus ancienne que la religion musulmane arrivée dans les fourgons des conquérants arabes en l’an 640. Depuis, la religion musulmane est prépondérante. Au sommet de la hiérarchie religieuse, il y a l’université Al Azhar et ses imams. C’est de cet endroit que la théologie musulmane la plus orthodoxe provient. C’est en son sein que sont formés la plupart des membres du clergé musulman. Un homme bien connu dans notre pays, Tariq Ramadan, en est issu.
La hiérarchie copte comme musulmane est d’un conservatisme à tout crin. Dans ce pays enfermé dans un système autoritaire, la religion est un refuge, un remède, une explication à sa misère.

Le monde politique
La composition du système politique égyptien est, au fond, assez simple, mais en même temps est très opaque. La composition de l’Assemblée nationale est sans intérêt, la participation aux élections n’étant pas libre et les résultats étant truqués au su et au vu de tout le monde. Au pouvoir, il y a le Parti national démocratique avec, autour de lui, plusieurs petits partis plus concernés par leur propre survie que par une réelle activité militante. Il y a surtout l’épouvantail des Frères musulmans, parti officiellement en liberté... provisoire. Du fait de leur situation, personne n’est sûr de leur importance réelle. Le pouvoir a tout intérêt à leur donner une dimension de danger islamiste maximum. Ce que l’on peut déduire des informations qui filtrent, c’est que la structure de direction est divisée entre, d’une part, des conservateurs qui, ayant payé un prix très lourd avec un passage en prison, ne veulent pas prendre de risques et désirent se consacrer à la prédication, d’autre part une tendance plus jeune, plus radicale, plus engagée dans les syndicats, rassemblant des journalistes, des avocats ou des ingénieurs. Ce travail d’infiltration leur donne en même temps l’occasion d’entrer dans la modernité, ce qui ne peut que provoquer des tensions dans un groupe politico-religieux que l’on soupçonne de vouloir imposer la charia. Cette situation dans l’entre-deux est apparue au grand jour avec les manifestations de ces derniers jours.

Le rôle géopolitique de l’Égypte

C’est là que l’angoisse occidentale est la plus forte. Le changement de régime serait acceptable pour tout le monde s’il avait lieu ailleurs. Celui qui a eu lieu en Tunisie a été accueilli avec beaucoup de sympathie et d’indifférence. La place historique du pays des pharaons est sans commune mesure. Le Moyen-Orient est une poudrière et l’Égypte en est le garde. Elle fut, sous Nasser, un héraut de l’unité arabe en créant la République arabe unie (Égypte et Syrie) en 1958 – qui dura seulement trois ans, Bagdad ne supportant pas l’autoritarisme égyptien. En 1973 on remet ça sous une forme militaire en tentant, avec le même pays et l’assistance du Pakistan, de l’Algérie et de l’Arabie Saoudite, de prendre Israël en tenailles. C’est l’échec. Les conséquences sont au contraire positives. La solidarité arabe a pour conséquence le choc pétrolier de 1973. Des négociations de paix ont lieu aux états-Unis sous la présidence de Jimmy Carter. En 1979 la paix est signée, le Sinaï revient dans le giron égyptien. Le signataire, Anouar el-Sadate, est assassiné deux ans plus tard et Moubarak, militaire comme son prédécesseur, lui succède. Depuis, le régime du Caire est le garant de la paix dans la région.

Le tournant ?
Le mercredi 2 février au soir, des contre-manifestants pro-Moubarak sont intervenus violemment contre ceux qui, depuis plusieurs jours, ont fait vaciller le régime. Que se passe-t-il ? Avant d’avancer des hypothèses, examinons qui sont les protagonistes. Ce que l’on appelait jusque-là la révolution égyptienne se passait, comme en Tunisie, sans révolutionnaires patentés. Elle était l’œuvre de jeunes gens, mobilisés par des mots d’ordre propagés par les réseaux sociaux. On peut parler de là comme ailleurs de nouvelles couches sociales de diplômés ouverts à la mondialisation. Leurs manifestations se caractérisent par le plaisir d’exister, la rue leur appartient, ils peuvent enfin dénoncer ce qui leur apparaît comme une barrière les empêchant d’entrer dans la modernité. Leur revendication de la démocratie en est l’expression la plus politique. Rappelons, pour les plus radicaux des lecteurs, que ce pays n’a jamais connu un tel régime.
Simultanément, deux choses se passent. Le tourisme est bloqué et les Frères musulmans rejoignent les manifestants. Le blocage touche les plus pauvres qui tentent de vivre d’aléatoires commerces avec les touristes. Sans touristes, il n’y a plus rien à manger. Ceux qui manifestent ont tant soit peu des réserves.

Contre-manifestations
La participation des fondamentalistes fait resurgir le spectre qui hante l’Égypte depuis une trentaine d’années et qui sert de justification habituelle à la répression tous azimuts. Le régime ne pouvait pas se renier.
À partir de là, deux éléments sont à prendre en compte. Les policiers qui ont été chassés de la rue par l’armée ne pouvaient qu’être tentés de prendre leur revanche. C’est chose faite. Les dernières interventions des États-Unis, principaux financiers de l’armée égyptienne, sont restées lettre morte, semble-t-il, Obama et son staff n’ont pas compris que virer Moubarak tout de suite était toucher à l’honneur de l’armée.
Peut-on dire pour autant que « the game is over » ? Rien ne le permet aujourd’hui. Le problème reste entier. Les manifestants du début ne représentent pas le peuple d’aujourd’hui, mais celui de demain. Ils préfigurent un pays, une région nouvelle, un changement en profondeur. Mais la grande misère du petit peuple reste entière. Le salaire minimum est de 6 dollars américains par mois, en Tunisie il est de 69 dollars. Le chemin reste long et les explosions probables.