Lettre ouverte à Chevènement

mis en ligne le 9 juin 1988
Votre attitude à l’égard du massacre d’Ouvéa est profondément choquante. Le battage médiatique que vous orchestrez autour de cette affaire appuie trop évidemment une démarche électorale. En fait vous utilisez pour les législatives les cadavres des morts tués pour les présidentielles. D’une certaine manière vous vous contentez de prolonger l’œuvre de Pasqua et de Pons. En transformant les élections en macabre décompte.
Certes, vous pourriez rétorquer aux anarchistes : « Ce ne sont ni vos élections ni vos morts. » En ce qui concerne la sordide comédie du vote, nous vous en laissons le souci. La soif de pouvoir, les mensonges et les magouilles ne nous intéressent que dans la mesure où les urnes désignent nos adversaires privilégiés du moment. Les morts non plus nous ne cherchons pas à les annexer, ni les indépendantistes ni les gendarmes. Nous sommes bien sûr plus proches du combat des premiers que du travail répressif des seconds. Mais nous vous laissons la responsabilité de ces morts.
Car, quelles que soient les facettes humanitaristes de votre discours, nous ne pouvez sérieusement vous désolidariser de la politique coloniale qui, depuis de très nombreuses années, conduisit à Ouvéa et conduira bientôt à d’autres explosions en Polynésie et aux Antilles. En vous contentant d’atténuer les tensions sans vous attaquer aux fondements des problèmes, qui sont autant du domaine de l’indépendance politique que de la justice sociale, vous ne faites que préparer de nouveaux drames.
De plus, il semble que votre attitude soit particulièrement irrespectueuse par rapport à l’armée elle-même. Il est trop facile de rechercher des responsabilités individuelles, lorsque les morts ont lieu au cours d’un acte de guerre. Ainsi, vous entretenez le mythe d’une sorte de chevalerie, comme si la guerre était un sport soumis aux règles du fair-play. En rejetant la responsabilité sur quelques individus vous n’empêcherez pas de nouvelles bavures.
Il est illusoire d’espérer que vous tirerez les conséquences du massacre d’Ouvéa vis-à-vis de l’institution militaire. Néanmoins, nous vous suggérons de réfléchir à la nature même de l’armée, et de ne plus parler de bavures lorsqu’il s’agit des conséquences logiques d’une opération de guerre. Quelles que soient la rigueur et l’honnêteté de ses membres, quelle que soit son idéologie, aucune armée au monde n’est à l’abri de sanglantes « bavures ». Vous pouvez sélectionner le personnel, approfondir la formation, punir les exécutants trop zélés. Jamais vous ne pourrez réformer la principale mission de toute armée, qui est de « détruire l’ennemi ». Aucune destruction ne peut être « propre » et ni vous ni personne ne pourrez obtenir d’une armée qu’elle renie sa nature, à moins de la supprimer.

F. David