France Télécom : du sang coule de l’Orange

mis en ligne le 24 septembre 2009
Usons de la métaphore médicale. Les prodromes de la maladie qui ravage FT (France Télécom) ont pour point d’entrée son alignement (en 1988) sur une directive européenne l’assujettissant aux règles du droit commercial et non plus administratif. Dès lors, passée l’étape de son incubation, qualifiée en langage marchand de transformation en société anonyme, le prion de la privatisation eut le terrain libre pour coloniser FT.
Les premières poussées de fièvre, d’angoisse pour la quasi-totalité des salariés, d’euphorie pour le petit nombre d’individus appelé à se gaver en favorisant la diffusion de l’agent pathogène ne tardèrent pas.
À partir de 1997, l’actionnariat privé monta en puissance. Il atteint 75 % du capital actuellement. Le cours de l’action alterna entre 7 euros en 2002 et 219 euros en 2000 pour se situer en dessous de 20 euros aujourd’hui. Les explications de ce yo-yo sont simples. Les dirigeants de FT voulurent faire un numéro à la Jean-Marie Messier, ils y arrivèrent brillamment. Comment ? Ces marioles, tout à leur rêve mégalomaniaque de transformer FT en géant industriel mondial, se lancèrent dans des investissements foireux au point de faire partir plus de 30 milliards d’euros en fumée. La dette explosa et c’est ainsi que FT dut rembourser, de 2002 à 2005, entre 5 et 15 milliards d’euros annuellement. Pour autant, malgré une dette qui s’élevait à 30 milliards d’euros à la fin de l’année 2008, FT a accumulé près de 15 milliards de bénéfices de 2006 à 2008.
Cette conversion à marche forcée aux dogmes de « l’empire de la théologie du marché », pour reprendre une expression de l’historien britannique Eric J. Hobsbawn, fournit une représentation magistrale des mutations économiques et sociales dans notre pays depuis le milieu des années 1980. Dès l’instant où la privatisation tomba le masque, FT stoppa le recrutement des fonctionnaires. Parallèlement, dans le cadre de ses perpétuelles réorganisations, FT a procédé à 14 000 mutations entre 2006 et 2008, mutations souvent réalisées sous la contrainte, il convient de le préciser.
La culture managériale qui a émergé dans les années 1980 a imposé les gestionnaires dans l’état-major des entreprises. Ces créatures, formatées pour vouer un culte unidimensionnel au dieu fric, ont tarabusté l’idée selon laquelle on pouvait augmenter les dividendes des actionnaires, « améliorer la performance de l’entreprise » (comme ils disent en version clean) en faisant des économies sur tout ce qui est inerte (exemple les stocks), mais aussi sur les effectifs. Découlant de cette version pervertie de l’économie monde, les salariés sont devenus une « variable d’ajustement » (quantitative ou qualitative), objet des attentions féroces de ces tueurs à sang froid. Enfin, en vue de compléter l’arsenal nécessaire pour mener efficacement la guerre économique imposée au monde entier, les patrons s’appuient également sur d’autres évangélisateurs du capitalisme : les cabinets de consultants en management des entreprises.
Conséquence de quoi : « les salariés sont mis dans des obligations de résultats chiffrés sans que soient pris en compte les moyens nécessaires pour les atteindre […] Ils n’arrivent plus à donner du sens à ce qu’ils font et aux conflits qu’ils vivent dans leur rapport au travail […] Les salariés expriment une souffrance et un malaise psychique, l’angoisse de ne pas être à la hauteur […] Transformer l’humain en ressources au service des objectifs de l’entreprise, c’est faire du « moi » un capital qu’il faut faire fructifier. » (Vincent de Gaulejac – sociologue, Politis n° 1068)
À l’opposé, vautré dans le déni le plus complet, le PDG de FT, Didier Lombard, crachote quelques unes de ses pensées glaireuses (interview à Libération le 15 septembre) : « On est dans une spirale négative qui s’est enclenchée à partir des drames de cet été. Certaines personnes plus fragiles que d’autres sont passées à l’acte, happées par cette spirale […] Elle (toujours la spirale !) était évidente dés la médiatisation des premier cas. Tous les psys vous le diront. Il y a eu un effet de contagion […] Il faut tenir compte aussi du moral des managers de la maison. Nous avons été heurtés […] Nous vivons une transformation concurrentielle, technologique et réglementaire. Et j’ai dit que je j’embarquerai tout le monde. » Traduction : si des salariés de FT se suicident, c’est à cause des médias vu que, « juste pour l’embêter », les malheureux qui passent à l’acte savent que leur mort ne passera pas inaperçue. Mais, in fine, quelle est la teneur essentielle du discours tenu par le « capitaine » Lombard ? L’affirmation qu’il maintiendra envers et contre tout le cap de « son » bateau, quand bien même de plus en plus de marins, brisés par la chiourme, se jetteraient par dessus bord.
Ici, nous conjecturons que ça phosphore grave sous le casque de nos amis de la SNCF, de La Poste…
Soudain le téléphone sonne dans leurs bureaux. Au bout du fil, des voix ordonnent : présentez-moi des objectifs de productivité détaillés ; améliorez votre compte de résultat ; tenez mieux à jour vos tableaux de bord et vos indicateurs ; multipliez les entretiens individuels de vos collaborateurs ; repérez les agents qui n’adhèrent pas à la politique de l’entreprise… Instantanément, nos amis sortent de leur fausse torpeur. Vérification faite, ils s’aperçoivent que leurs donneurs d’ordre ne sont pas des managers de FT. La colère empourpre leur visage, leurs poings se serrent, un vent de révolte commence à souffler dans leur esprit. À suivre…