La tournée des indignés

mis en ligne le 8 octobre 2009
Ah ! qu’il est touchant, le joli chœur européen autour de « l’affaire Polanski ». Les basses de la diplomatie, les barytons des Arts et des Lettres, les castrats du show-business, et jusqu’aux solistes du gouvernement français, chantent l’élargissement du grand cinéaste embastillé en Suisse depuis quelques jours, dans l’attente d’une possible extradition vers les États-Unis.
Il est vrai que le coup de filet des autorités helvétiques a de quoi chauffer les gorges et les oreilles. Profiter de l’invitation de Roman Polanski au festival du film de Zürich pour lui tomber sur le râble et l’expédier illico presto en cabane, voilà qui n’est pas très glorieux.
Les faits sont graves, dit-on. C’est vrai : viol sur mineure. D’ailleurs, quelques voix discordantes sont venues gâter l’hymne humaniste. « Les accusations de viols sur un enfant de 13 ans, ce n’est pas quelque chose d’anodin, quelle que soit la personne soupçon­née (sic) », a déclaré Marc Laffineur, vice-président UMP de l’Assemblée nationale, approuvé par bon nombre de ses petits camarades. Daniel Cohn-Bendit pense qu’il s’agit « d’un problème de justice » et qu’il vaut mieux « voir les dossiers » avant de se prononcer. Tout aussi prudente, Marie-George Buffet « ne tranche pas ». Bertrand Delanoë, lui, estime qu’il faut « savoir être sévère sur les faits ». François Bayrou a rappelé ses « positions très strictes » sur ce sujet, sans autre commentaire. Et Jean-Marie Le Pen, sans surprise, dénonce « l’ignoble soutien » apporté à Roman Polanski par le duo Frédéric Miterrand-Bernard Kouchner.
Outre-Atlantique, si la grande majorité des ténors du 7e art fait bloc derrière le metteur en scène, les éditorialistes des principaux organes de presse, toutes tendances confondues, ânonnent les tables de la loi. « Un homme adulte qui drogue et viole une gamine de 13 ans ? C’est mal selon tout sens moral et mérite pire que trente ans d’exil doré » en Europe, s’exclamait récemment Eugene Robinson (Prix Pulitzer 2009) dans le Washington Post. L’opinion publique américaine n’a jamais pardonné à Polanski de s’être enfui comme un v(i)oleur des États-Unis et d’avoir soigneusement évité d’y remettre les pieds. On oublie un peu vite que, sans cette « cavale » (peu glorieuse, elle aussi), le cinéaste n’aurait peut-être pas eu la carrière que l’on sait, récompensée par plusieurs Golden Globe et un Oscar.
Nul n’ignore que la prescription n’existe pas aux États-Unis. Et que des faits délictueux, même vieux de plus de trente ans, même épongés par les victimes (celle de Polanski, qui n’avait peut-être pas besoin d’une telle publicité, est passée à autre chose et l’a publiquement fait savoir), restent punissables. Du reste, cette basse vengeance d’État, bien ordinaire, fournit chaque année aux scénaristes en manque d’inspiration la matière de leurs productions. Certaines séries policières, élaborées à Hollywood, ne fonctionnent d’ailleurs que là-dessus.
Quant à savoir – beaucoup aimeraient – ce qui a bien pu motiver la justice suisse à mettre la main au collet de Polanski alors qu’elle en avait eu mille fois l’occasion, on se perd en conjectures. Le réalisateur serait-il la victime collatérale du bourbier diplomatique et économique provoqué par l’arrestation à Genève, en juillet 2008, de l’un des rejetons du colonel Kadhafi ? Le pauvre Hannibal, poursuivi pour maltraitance sur deux de ses domestiques alors qu’il profitait de la légendaire hospitalité helvétique, a certes vu son affaire classée. Mais deux ressortissants suisses, arrêtés sur le territoire libyen quatre jours après Kadhafi junior, sont toujours « bloqués » à Tripoli, et « déplacés en lieu sûr », fin septembre, par les autorités libyennes. Le colonel, lui aussi, veut sa vengeance, à tel point que, lors d’une séance du G8 en Italie (en juillet dernier), il accusait la Suisse de financer le terrorisme international via les comptes qu’elle héberge ! Et demandait la dislocation du pays, ni plus ni moins.
Alors, le Département fédéral des affaires étrangères, après avoir piteusement reconnu (en août dernier) que la police genevoise « aurait pu veiller à appliquer de manière plus nuancée et sensible les usages internationaux », a-t-il voulu signifier au régime libyen que, sur son territoire, chacun est logé à la même enseigne ? Si c’est vrai, alors les politiques suisses sont des crétins. Ce qui n’est pas impossible.
De notre côté, évidemment, nous rejoignons le concert qui réclame la libération immédiate et sans condition de Roman Polanski. Il a 76 ans, son « affaire » n’a plus aucun sens, qu’on lui foute la paix. Mais nous apportons un petit bémol.
Ohé, les porteurs de smoking, partisans soudains du pardon et de la liberté, où étiez-vous quand d’ex-membres des Brigades rouges étaient « offerts » aux autorités italiennes par notre beau pays où ils avaient refait leur vie, protégés par la « doctrine Mitterrand » ? L’universitaire Paolo Persichetti purge une peine de vingt-deux ans (en semi-liberté, maintenant). L’écrivain Cesare Battisti a trouvé asile au Brésil, et il y restera. Marina Petrella s’est presque laissé mourir pour obtenir, in extremis, la promesse présidentielle de n’être pas extradée. Ils font partie des « douze cibles prioritaires » que la Botte a demandé à l’Hexagone de lui livrer.
Ohé, où êtes-vous quand, tous les jours, des « étrangers en situation irrégulière » se font aéroporter, menottés, ficelés, drogués, vers leur pays d’origine où ils risquent le pire : sentence politique, guerre ou, plus banal, irrévocable condamnation à la faim et à la misère ?
Où êtes-vous donc ?