Le rêve de San Juan Copala

mis en ligne le 17 mai 2010
Le 26 avril, une vingtaine de militants et d’observateurs internationaux se rendaient à San Juan Copala, un village de 700 habitants appartenant au groupe ethnique triqui qui vit dans la Sierra Mixteca, à environ 250 kilomètres d’Oaxaca. Arrivés à Huajuapan de Leon, où ils passèrent la nuit, ils diffusèrent un texte dénonçant le groupe paramilitaire Ubisort (Union pour le bien-être social de la région triqui), qui maintient le village de San Juan Copala en état de siège, contrôlant les allers et venues des habitants.
La situation était alarmante. Les écoles étaient fermées ; le 17 avril, le paysan José Celestino Hernandez Cruz fut fauché par une rafale de fusil d’assaut AK-47 alors qu’il se rendait à la mairie, dernier d’une longue série d’homicides – environ 600 dans les trente dernières années – tous impunis, parmi lesquels figurent ceux de Teresa Bautista et de Felicitas Martinez, deux jeunes animatrices de la radio locale, La Voz que rompe el silencio (La Voix qui brise le silence). Et voilà que les paramilitaires venaient de couper l’eau et l’électricité.
Pourquoi un tel acharnement ? San Juan Copala n’est pas un lieu quelconque. Depuis plusieurs décennies, c’est le point de fixation des conflits dans une région caractérisée par des structures de pouvoir particulièrement despotiques et par de vigoureux mouvements de protestation. Contrairement à ce qu’écrivent certains journalistes, il ne s’agit pas de conflits ethniques mais bien de conflits politiques, ce qui révèle toute l’absurdité de ce système de gouvernement.
L’histoire remonte au moins aux années 1970 quand, à l’occasion d’un des nombreux épisodes de répression, naquit le Mouvement d’unification et de lutte triqui (Mult) qui avait pour objectif de combattre les caciques et de promouvoir l’autonomie du peuple triqui. Très vite, ce mouvement crût, au point de représenter une menace pour le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) au pouvoir. De nombreux fondateurs du Mult furent tués, d’autres partirent pour Mexico ; d’autres encore s’enfuirent aux États-Unis ; à la fin, le PRI reprit le contrôle de cette région. En 1994 fut créé l’Ubisort, véritable bras armé du PRI, chargé de discipliner la région triqui, coûte que coûte, au besoin « par le fer et par le feu ».
Au début des années 2000, l’objectif semblait atteint. Le PRI avait perdu l’élection présidentielle au profit du Parti d’action nationale (Pan), encore au pouvoir, mais conservait le contrôle de l’État d’Oaxaca à la fois par des actions répressives répétées, par la corruption et par de modestes soutiens économiques. L’équilibre était précaire et les conflits surgiront de nouveau en 2004, avec l’arrivée du nouveau gouverneur, Ulises Ruiz Ortiz, funeste alliance du vieux système de corruption et du nouvel autoritarisme technocratique.
Dans la région triqui s’ouvrit un nouveau cycle de luttes ; des scissions s’opérèrent dans les rangs du Mult comme dans ceux d’Ubisort. Naquit alors le Multi, dont le « i » signifie « indépendant », pour mieux souligner la séparation d’avec le PRI et ses méthodes. En 2006, le Multi adhéra à l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca (Appo), le grand mouvement social qui réussit, un bref moment, à saper les assises du pouvoir politique à Oaxaca. Le 1er janvier 2007, à l’exemple des néozapatistes du Chiapas, les citoyens de San Juan Copala, soutenus par le Multi et même par quelques dissidents de l’Ubisort, fondèrent un municipio autonomo (commune autonome), rompant ainsi avec l’État et le système des partis.
Le rêve était toujours le même : lutter pour l’autonomie et créer des conditions de vie dignes pour le peuple triqui, ce qui était de toute évidence impossible avec Ulises Ruiz au gouvernement. Vers la fin de 2009, par l’indifférence tant de la magistrature que du gouvernement fédéral, la situation s’était dégradée. Le 29 novembre, le pays subit l’assaut des paramilitaires de l’Ubisort ; un enfant, Elias Fernandez de Jesus, fut tué par une balle perdue. Le 10 décembre, après plusieurs tentatives, les paramilitaires réussirent à chasser l’autorité autonome du palais communal, qui avait été reconquis le 10 mars.
La spirale de la violence semblait inexorable, et c’est dans ce contexte que fut prise l’initiative d’un convoi humanitaire. Parmi les organisateurs de ce convoi, figuraient le réseau Vocal (Voix d’Oaxaca construisant l’autonomie et la liberté), l’association Cactus (Centro de Apoyo Comunitario Trabajando Unidos), et la Red de Radios y Comunicadores Indigenas del Sureste Mexicano, une association de radios libres.
Le 27 avril, le convoi quitta Hujuapan de León de bon matin. Entre-temps, il avait été rejoint par deux journalistes de la revue Contralinea, Erika Ramirez et David Cilia, désireux de faire un reportage sur ce village ignoré de la grande majorité des Mexicains, quelques militants de l’Appo et une délégation de la section XXII du syndicat des enseignants, qui espéraient obtenir la réouverture des écoles. L’ambiance était tendue. La veille au soir, Rufino Juarez, chef incontesté de l’Ubisort et porte-valise d’Evencio Martinez, ministre de l’Intérieur du gouvernement d’Oaxaca, avait déclaré sans ambages qu’il n’avait pas autorisé le convoi à pénétrer en territoire triqui.
Il maintint cette position. Vers 14 h 30, à environ un kilomètre et demi de San Juan Copala, près de la localité La Sabana, la voie était barrée. Soudain ont surgi des hommes cagoulés, lourdement armés, qui, sans prononcer un seul mot, ont tiré, tuant Bety Cariño, présidente de Cactus, et le jeune Finlandais Jyri Jaakkola, de l’association Uusi Tuuli Ry (Vent nouveau), qui se trouvaient dans la première voiture du convoi. Il y a eu au moins un blessé grave, Monica Citlali Santiago Ortiz, qui fut ensuite transportée à l’hôpital proche de Santiago Juxtlahuaca. S’ensuivit un moment de panique. Les autres passagers s’étaient mis à l’abri de chaque côté de la route. Certains ont été faits prisonniers, d’autres se sont cachés dans les buissons, d’autres encore réussiront à s’échapper et à donner l’alarme.
Gabriela Jimenez rejoignit Oaxaca, où elle tint une conférence de presse au siège de la section XXII. Là, devant les caméras de télévision et les journalistes présents, elle révéla que les agresseurs, pour la plupart très jeunes, étaient tous des militants déclarés de l’Ubisort, qui, de plus, se vantaient ingénument de jouir de la protection d’Ulises Ruiz. Cela peut éclairer le fait que les forces de l’ordre se sont bien gardées d’intervenir. « Nous ne nous en mêlons pas. Nous craignons pour la sécurité de nos hommes », avait déclaré le commandant de la police d’État d’Oaxaca.
Entre-temps, le nombre de « disparus » augmentait. Entre autres manquaient à l’appel l’Italien Davide Cassinari, le Belge Martin Santana, les deux journalistes de Contralinea et deux membres connus de Vocal, David Venegas et Noé Bautista. Grâce à une vidéo filmée à partir d’un téléphone mobile, on sut très vite qu’ils étaient vivants et qu’ils restaient cachés par peur de représailles. Deux étaient blessés. Pour eux, le calvaire s’est prolongé plus de soixante heures. Soixante heures d’un bivouac de fortune avec une balle dans le corps. Le 29, tous ceux qui étaient encore encerclés réussirent à s’échapper. Venegas et Bautista rejoignirent Oaxaca dans la soirée, tandis que Cilia et Ramirez recevaient les premiers soins à l’hôpital de Juxtlahuaca, où ils avaient pu être transportés au moyen d’un hélicoptère loué par le directeur de Contralinea, Miguel Badillo, et par le père de Cilia, sans le moindre secours du gouvernement fédéral ni de celui d’Oaxaca.
Au final, rien ne semble avoir changé. Ulises Ruiz a déclaré que tout est la faute de Gabino Cué, candidat de l’opposition (domestiquée) aux prochaines élections. Les coupables jouissent de l’habituelle impunité, les autorités fédérales se taisent et l’Union européenne s’abstient de commenter l’événement. Toutefois, tout n’est pas aussi lisse qu’il y paraît. Le président Felipe Calderón a été chahuté lors du forum sur le changement climatique qui s’est tenu à Berlin le 2 mai ; « Jamais plus un autre San Juan Copala », annonçait une banderole. En outre, les journaux du monde entier parlent de la terrible situation dans laquelle vivent les indigènes triquis. Des manifestations de protestation se sont déroulées à Paris et dans d’autres villes d’Europe. Le sacrifice de Bety et de Jyri n’aura donc pas été vain. Un dernier communiqué de Vocal annonce la préparation d’un nouveau convoi de solidarité. Les citoyens de San Juan Copala ne sont plus seuls.

Claudio Albertani
Traduit par Silvio Matteucci