Une longue journée

mis en ligne le 25 mars 2010
Initialement, ce cortège devait servir à dire à la ville et à ses habitants ce que sont les difficultés propres à la condition d’immigré en Italie, pays où les lois racistes rendent la vie difficile à ceux qui, voulant y séjourner de façon « régulière », sont obligés de courber la tête.
Deux heures de visibilité, et puis tout le monde devaient rentrer chez soi.
Mais la colère des immigrés est grande. Il a suffi d’un rien, d’un petit épisode de répression ordinaire, pour faire déborder le vase.
Le cortège, organisé à Turin par la Coordination migrants et réalité antiraciste turinoise, un réseau fantoche né pour donner vie à un événement unique puis disparaître de la scène quotidienne contre le racisme, s’est tout de suite transformé en une manifestation de lutte et de résistance contre le racisme.
Au rendez-vous donné devant la gare de Porte Nuova se retrouve l’habituel petit peuple de la gauche d’État : les syndicats de base (RdB/Cub et Cub) 2, Sinistra Critica 3, les « refondés » (ex du PCI maintenant appelé Rifondazione Communista), ceux du centre social Gabrio, les anarchistes proches des arrêtés du 23 février 4, le comité pour la paix de Robassomero, quelques squatters, et beaucoup d’immigrés africains, maghrébins, asiatiques, roumains, etc., soit environ 1 500 personnes.
Les anarchistes de la FAI, qui ont choisi de faire un rassemblement doublé d’un point d’info en solidarité avec Joy et les autres prisonnières qui se sont rebellées au CIE de la rue Corelli 5, et aussi en solidarité avec les antiracistes arrêtés à Turin le mardi d’après, sont présents à ce cortège du 1er mars avec « Esclavagisme légal », titre d’un tract sur le travail des migrants.
Idris, un jeune homme sénégalais, a la mauvaise idée d’entrer dans la gare pour acheter une bouteille d’eau. Intercepté et identifié par la Polfer (police des réseaux ferrés), il est arrêté parce que sans permis de séjour et déjà sous le coup d’un arrêté d’expulsion.
Situation habituelle à l’ombre de la Mole 6. Le destin d’Idris semblait être déjà scellé et avait pris la forme d’un fourgon à destination du CIE, cette prison pour migrants, antichambre de la déportation pour qui n’a pas de papiers en règle.
Mais les amis du jeune homme, venus avec lui à cette manifestation, ne sont pas d’accord et ne veulent pas repartir sans lui. Ils stoppent le cortège quelques mètres à peine après le départ, bloquent la circulation pendant plus d’une heure, demandent à grands cris la libération d’Idris. Ils décident de faire de toute façon le tour du quartier de San Salvario pour revenir ensuite à la gare. La colère des immigrés déborde, résonnant dans les rues de ce quartier. Rue Berthollet, sous l’appartement de Marco, un des antiracistes assignés à résidence pour « association de malfaiteurs », beaucoup de participants du cortège s’arrêtent et saluent d’un poing levé Marco qui a suspendu à sa fenêtre une banderole jaune marquée « Brûlons les CIE ». Beaucoup crient : « Libérez Marc ! »
De retour à Porta Nuova, les banderoles et les drapeaux des partis et des syndicats disparaissent rapidement ; ceux qui restent sont surtout les immigrés, les « désobéissants », les anarchistes. Personne ne veut partir tant qu’Idris ne sera pas libéré. La police, équipée pour charger, se déploie afin d’interdire l’accès de la gare. Un long et pesant face à face s’installe, tandis que les avocats essayent de traiter directement avec la préfecture pour la libération d’Idris. Les heures passent, mais les gens ne partent pas. Beaucoup redoutent une charge policière qui disperserait les manifestants qui bloquent une des rues principales du centre-ville. Mais personne ne bouge.
Aux alentours de 22 h 20, Iris revient de la préfecture où il était retenu. Libre, il est porté en triomphe par les autres jeunes Sénégalais. Tous crient, applaudissent, dansent dans la rue. Un immigré, le poing fermé, hurle « que la Lega [Ligue du nord] aille se faire foutre » !
Pour cette fois nous avons gagné. Nous avons volé un coin de liberté à cette ville où ceux qui n’ont pas de papiers slaloment entre les check-points, risquant chaque jour de dormir à l’ombre des barbelés des CIE.
Une femme l’avait dit au micro, quelques heures plus tôt : « Pas aujourd’hui, aujourd’hui est notre jour, aujourd’hui ils ne peuvent pas nous emmener. »
Une journée spéciale. Une journée comme toutes les autres pour qui – jour après jour – se met en travers de certains chemins, en risquant sa propre liberté pour celle de tous.

Communiqué FAI Turin du 2 mars 2010
Traduit de l’italien par les Relations internationales de la Fédération anarchiste

1. Quartier de Turin.
2. Rappresentanze Sindacali di Base et Confederazione Unitaria di Base : Représentants syndicaux de base et Confédération unitaire de base. RdB est un mouvement syndical indépendant qui naît à la fin des années 1970, alors que les syndicats « institutionnels » proclament la fin des conseils d’usines qui ont fleuris un peu partout dans les grands groupes italiens. En 1991, avec d’autres syndicats, les RdB fondent la Cub, aujourd’hui estimée être la quatrième confédération syndicale en Italie.
3. Gauche critique, d’abord courant au sein du Parti de la refondation communiste, puis Parti autonome depuis décembre 2007.
4. Le 23 février dernier, des anarchistes sont arrêtés suite à une enquête de la Digos ; une des accusations est l’incitation à la révolte à l’intérieur des CIE (Centro Identificazione e Espulsione : centres d’identification et d’expulsion, équivalents des centres de rétention français).
5. Août 2009, suite à la promulgation de nouvelles lois de sécurité intérieure (par exemple, le temps de réclusion en CIE passait de deux à six mois), de nombreuses rébellions et grèves de la faim ont eu lieu dans ces centres. À Milan, ces actes ont été sanctionnés par six mois de prison pour 18 hommes et 5 femmes (parmi lesquelles Joy, qui a déclaré lors de son procès avoir subi des tentatives de viol de la part des gardiens du CIE). Une fois leur peine purgée, tous ont de nouveau été enfermés dans les CIE.
6. La Mole Antonelliana est un édifice de 167 mètres de haut, devenu le symbole de Turin (un peu comme la Tour Eiffel pour Paris) ; voué tout d’abord à être un édifice religieux (une synagogue), la Mole abrite maintenant le Musée du cinéma.