Howard Zinn, un historien dissident

mis en ligne le 18 février 2010
Le 27 janvier 2010, Howard Zinn a quitté ce monde à l’âge de 87 ans. En France, le nom de cet historien étasunien ne dira peut-être pas grand-chose, à l’exception de quelques spécialistes de la discipline et d’un nombre conséquent mais malgré tout réduit de militants anticapitalistes. Aux États-Unis, en revanche, mais aussi au Canada, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Espagne, en Amérique latine, au Japon et même jusqu’en Chine, ce nom symbolise aux yeux de beaucoup la révolte permanente d’un intellectuel qui, loin de se satisfaire de la place confortable et enviée qu’il occupait dans le milieu universitaire, a préféré mener une lutte sans relâche contre la domination, l’exploitation et les inégalités, et contre le système qui les engendre.
À l’annonce de son décès, son ami Noam Chomsky, autre grande figure de la mouvance « radicale » étasunienne, a déclaré : « Il a fourni une extraordinaire contribution à la culture intellectuelle et morale américaine. Il a changé la conscience de l’Amérique dans un sens hautement constructif. Je ne peux réellement pas songer à quelqu’un à qui je puisse le comparer sous cet angle. » Effectivement, sa vie comme son œuvre, indissociables, comme on va le voir, offrent l’exemple d’un engagement sans faille dans la lutte contre l’ordre des choses existant. Par la plume et le verbe, mais aussi sa présence physique, Howard Zinn a été de tous les combats. En bonne place, c’est-à-dire au premier rang, du mouvement antiraciste et antiségrégationniste pour les droits civiques, dans les mobilisations contre la guerre du Vietnam, aux côtés des ouvriers et des employés en lutte contre le patronat ou le gouvernement, comme témoin à décharge dans les tribunaux pour soutenir les activistes de gauche soumis à une justice inique, au milieu des manifestants à Seattle en novembre 1999 contre l’Organisation mondiale du commerce, en opposant résolu à la nouvelle croisade impériale menée en Afghanistan et en Irak, et l’état d’exception instauré au nom de la lutte antiterroriste, etc. Nourris par une documentation abondante et une réflexion approfondie, ses cours et ses interventions publiques, ainsi que ses écrits, peuvent s’interpréter comme autant d’incitations réitérées à la désobéissance civile contre les injustices.
Issu d’un milieu modeste de Juifs immigrés – le père était serveur et la mère femme au foyer –, Howard Zinn, après des études dans l’enseignement public, travailla comme ouvrier dans la réparation navale avant de s’enrôler dans l’armée de l’air en pleine Seconde Guerre mondiale. Son courage à bord d’un bombardier lui valut une médaille et de terminer comme sous-lieutenant. Cependant, une fois découverts les enjeux qui se dissimulaient derrière « la plus juste des causes », à savoir l’antifascisme, il se décida à livrer désormais bataille contre le bellicisme et l’impérialisme. Il bénéficia ensuite, comme tous les GI’s, de la possibilité d’entrer à l’université. Il y poursuivit brillamment ses études d’historien dans divers établissements d’enseignement supérieur, tout en effectuant de « petits boulots » manuels pour les financer, comme le chargement de camions dans un entrepôt. Il parachèvera son cursus comme professeur de sciences politiques à l’université de Boston.
Howard Zinn a acquis la célébrité avec Une histoire du peuple américain, œuvre magistrale à propos de laquelle la plupart de ses confrères, y compris les plus opposés à ses vues progressistes, reconnaissent que l’on ne peut plus, sans l’avoir lue, penser scientifiquement la naissance et le développement de cette nation 1. Éblouissante fresque sur la face cachée, à la fois sombre et souvent sordide, de la constitution et de l’essor des États-Unis, cet ouvrage hors du commun tranchait avec les récits apologétiques sur le sujet qui prévalaient jusque-là. Ses héros n’étaient pas les Pères Fondateurs, comme le voulait la légende officielle – nombre d’entre eux étaient des propriétaires d’esclaves profondément attachés au statu quo –, mais plutôt les petits fermiers révoltés par leur endettement et par l’augmentation des taxes de la rébellion de Shay 2 ou les leaders syndicalistes des années 1930.
À l’annonce de la mort de l’historien, l’acteur Ben Affleck, un voisin et ami de la famille Zinn qui avait grandi avec ses enfants, a déclaré : « Howard avait une réelle grandeur d’esprit et était l’une des grandes voix dans la vie politique américaine. Il m’a enseigné combien le dissensus était une chose précieuse – combien il était nécessaire – pour la démocratie et pour l’Amérique elle-même. Il m’a enseigné que l’histoire était faite par chacun, et non par les élites. J’ai eu assez de chance pour le connaître personnellement et j’emporterai avec moi ce que j’ai appris de lui – et j’essaierai de le transmettre à mes propres enfants, en souvenir de lui. »
Dès les années 1980, Zinn avait été intégré, en effet, à la culture populaire de son pays. Le chanteur Bruce Springsteen, par exemple, avait écrit et enregistré son album Nebraska sur la base de sa lecture d’Une histoire populaire. En 1997, cette somme, devenue un best-seller, fera une brève apparition verbale dans le film Good Will Hunting de Gus van Sant. Le personnage principal, joué par Matt Damon, en compagnie de Ben Affleck, y fait l’éloge d’Une histoire populaire des États-Unis, et presse le personnage joué par Robin Williams de le lire au plus vite. Comme Ben Affleck, Matt Damon, qui avait coécrit le scénario, avait passé son enfance dans le même quartier que la progéniture des Zinn. Matt Damon participera plus tard à une version télévisée du livre, Le Peuple parle, et, en tant que narrateur, en 2004, à un documentaire biographique sur l’historien dont le titre burlesque était censé résumer la philosophie : Howard Zinn : vous ne pouvez pas être neutre dans un train en marche. De fait, la neutralité affichée par ses collègues comme gage de scientificité pour leurs recherches, en histoire mais aussi en sociologie, en géographie et, à plus forte raison, en sciences politiques et en économie avait le don de l’exaspérer. Il s’en expliquera dans une superbe autobiographie, pleine du bruit et de la fureur des années agitées où Howard Zinn se trouvait souvent au cœur de la mêlée, sans se laisser démonter par les déboires que cet engagement lui valut : procès, prison, licenciement 3.
Howard Zinn, cependant, n’est pas seulement l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages qui ont fait date et de multiples articles. Pour populariser sa vision de l’histoire, il n’hésita pas à la faire porter en scène dans des pièces dont certaines ont été traduites en français. À la question oiseuse de savoir s’il était marxiste ou anarchiste, le titre de deux de ces pièces apporte un début de réponse. En suivant Emma nous entraîne à la suite de la militante juive anarchiste Emma Goldman, dépeinte comme une femme spirituelle et sensuelle, dans plus d’un demi-siècle d’histoire sociale : grèves ouvrières, utopies collectives, émancipation féminine, amour libre… 4 Karl Marx, le retour, farce désopilante et acide qui ne peut que déconcerter voire choquer les marxistes d’appareils ou d’État qui n’ont cessé de se réclamer de lui pour imposer de nouvelles formes d’oppression 5. Pour dissiper tout malentendu, il suffit de reproduite ce que Zinn en disait dans sa présentation : « J’ai écrit cette pièce à une période où l’effondrement de l’Union soviétique générait une liesse presque universelle : non seulement l’“ennemi” était mort, mais les idées du marxisme étaient discréditées […]. Je voulais montrer Marx furieux que ses conceptions eussent été déformées jusqu’à s’identifier aux cruautés staliniennes. Je pensais nécessaire de sauver Marx non seulement de ces pseudo-communistes qui avaient installé l’empire de la répression, mais aussi de ces écrivains et politiciens de l’Ouest qui s’extasiaient désormais sur le triomphe du capitalisme. Je souhaite que cette pièce n’éclaire pas seulement Marx et son temps, mais également notre époque et la place que nous y tenons. »
Pour pouvoir pleinement se consacrer à l’écriture et à ses activités militantes, qui ne faisaient qu’une pour lui, Zinn mettra fin par anticipation à sa carrière universitaire. Comme on pouvait s’y attendre, il partit en beauté. Pour son dernier cours, il avait décidé de l’abréger la séance de trente minutes. Aux cinq cents étudiants venu l’écouter, il annonça : « Je termine maintenant car je dois rejoindre un piquet de grève. Ceux qui le souhaitent peuvent me suivre. » Une centaine d’entre eux lui emboîtèrent le pas.
Howard Zinn est décédé à un âge que l’on peut considérer comme avancé. Les circonstances de sa disparition valent néanmoins d’être mentionnées. Son cœur l’a lâché alors qu’il sortait d’un meeting pour se rendre à une manifestation. Autant dire qu’il est mort comme il a vécu : en résistant de tous les instants, jusqu’au dernier. L’hommage funèbre qui lui est dû n’a donc rien à voir avec un enterrement. En avril prochain, les éditions Agone feront reparaître sous un autre titre et avec une préface inédite Nous, le peuple des États-Unis 6. Ceux qui entreprendront de lire ce texte s’apercevront vite que la pensée subversive de cet historien hors norme est plus vivante et plus actuelle que jamais.

1. Howard Zinn, Une histoire du peuple américain. De 1492 à nos jours, Agone, 2002.
2. Du nom de Daniel Shay, ouvrier agricole engagé dès 1775 dans les troupes révolutionnaires de la guerre d’Indépendance. Il la finira avec le grade de capitaine. Après sa démobilisation en 1780, il devra attendre longtemps le versement de sa solde. Mais très vite ses dettes augmenteront. L’amertume d’avoir combattu pour une république qui ne lui donne rien le poussera à se porter en 1787 à la tête d’un petit groupe armé de révoltés.
3. Howard Zinn, L’Impossible neutralité. Autobiographie d’un historien et militant, Agone, 2006.
4. Howard Zinn, En suivant Emma, pièce historique sur Emma Goldman, anarchiste et féministe américaine, Agone, 2006.
5. Howard Zinn, Karl Marx, le retour, pièce historique en un acte, Agone, 2002.
6. Howard Zinn, Désobéissance civile et démocratie, Agone, 2010.