Trop vieux ou trop pauvres mais toujours bon à  exploiter

mis en ligne le 19 décembre 2005

Les gratte-papier du FMI s'étaient fendus, il y a quelques années, d'un rapport sur l'économie française où il était largement question du vieillissement de la population et de l'obligation, pour éviter un krach démographique, de réduire, fissa, les dépenses publiques, d'allonger la durée de l'esclavage salarié, etc. On sait avec quel empressement ces prescriptions furent suivies par le gouvernement.

Récemment, ces mêmes tâcherons du libéralisme triomphant ont repris de plus belle leur diatribe à travers une étude intitulée « Comment l'évolution de la démographie affecte l'économie globale », nouveau signal d'alarme autour des même thèmes élargis aux pays industrialisés.

Il est vrai que la population mondiale, si elle augmente globalement (pour atteindre une petite dizaine de milliards d'unités vers 2 050), s'essouffle au Nord et reste vigoureuse au Sud. Depuis leur accession à une certaine aisance - qui n'empêche pas les disparités -, les pays développés ont pris la fâcheuse habitude de maîtriser la natalité et d'allonger l'espérance de vie de leur population. Les pays « en développement », au contraire, décimés par des taux de mortalité tout médiévaux, ont gardé celle de baiser à couilles rabattues et de multiplier les bouches à nourrir.

Ces derniers pauvres d'entre les pauvres ont tout pour séduire les faiseurs de fric. Ils sont nombreux et suffisamment aux abois pour brader leur force de travail aux moins offrants ; plus tard, les prétendants à d'éventuelles pensions épargnés par les accidents du travail, les maladies et toute autre mort prématurée, auront de toute façon appris à se contenter du minimum. Le rêve, quoi.

Justement. Cet océan de ressources humaines irrigue déjà une bonne partie de l'économie occidentale qui n'envisage pas de stopper ses délocalisations. Voilà toute l'inquiétude du FMI pour les pays industrialisés. Déjà qu'il y a les vieux et leurs retraites à payer, voilà maintenant des millions de chômeurs à indemniser... Et ce ne sont pas les tarifs du Tiers Monde ! L'idée même de devoir contribuer à de telles dépenses doit provoquer plus d'un malaise libéral.

Malaise qui n'est sans doute pas exclusivement d'ordre financier. Un État qui indemnise ceux que des choix économiques ont mis au rebut fait non seulement l'aveu de son impuissance, mais accrédite l'idée que les chômeurs sont des victimes. Ceux-ci en ont parfaitement conscience, leur grogne enfle dans les rangs des associations, des manifestations et autres mouvements sociaux. Tous ces gens qui demandent des comptes aux politiques, cela fait désordre. Les laisser faire, c'est risquer de mettre au jour la nature profonde de l'État : une garantie pour les margoulins d'œuvrer sans trop d'entraves. L'État le sait, et il a maintenant tendance à préférer le bâton à la carotte.

Donc, une fois de plus, le FMI décrète l'urgence. Non pas l'état d'urgence, quoique tout soit prêt de ce côté-là, mais la nécessité de réformer encore et plus. Cela au nom de la croissance, l'un des plus hauts commandements dictés par le dieu Profit. La croissance, dernier credo d'une religion révélée par la très sainte planche à billets, qui réinvente l'esclavage quand le progrès technique devrait décharger l'homme d'une bonne partie de ce fardeau, qui détourne le bien commun à la seule jouissance d'une minorité de nantis, qui n'a jamais créé autant de richesses pour les répartir avec autant d'injustice et de mépris... Au xxie siècle, par la voix d'une poignée d'élus, la croissance commande aux hommes de crever de misère et d'aliénation.

Car l'homélie des technocrates du FMI ne prévoit rien d'autre, pour les pays développés, que l'allongement de la vie active, le rappel des chômeurs à leur obligation de travailler à tout prix (bas de préférence), voire le recours à davantage de main-d'œuvre immigrée. En précisant toutefois que de telles mesures ne sauraient être privilégiées les unes par rapport aux autres, mais envisagées ensemble. Savamment dosées, en somme, dans un « cocktail » qui les rendrait « plus faciles à mettre en œuvre » et « acceptables politiquement ». Voilà nos dirigeants sommés de poursuivre ce qu'ils ont entrepris depuis des années. Quel regain de zèle emploieront-ils pour traquer la force de travail et la mettre au service d'une productivité que rien n'explique plus sinon la folle embellie des dividendes ? Quelle autre braderie des acquis sociaux ? À quels nouveaux chantages se prêteront-ils complaisamment ?

Mais surtout, on se demande combien de temps les hommes consentiront, sans se révolter, à leur mise en concurrence sur le marché planétaire. De deux choses l'une. Soit la tension entre les possédés pour leur survie économique, à la merci d'un populisme de circonstance, précipitera les populations les unes contre les autres. Soit les exclus du partage prendront conscience de leur commune aliénation et décideront d'unir leurs forces pour détruire ce système dont la logique de croissance mène l'humanité au suicide.

Voilà l'alternative. Qu'on se décide rapidement : il se pourrait que nous soyons bientôt partagés entre le point de non-retour et le baroud d'honneur.