Les Allumettes de Marinus

mis en ligne le 10 avril 2003

À quelques exceptions près, nous sommes habitués à la « légèreté » des historiens professionnels qui ne craignent jamais d'empiler les contrevérités sur les erreurs factuelles quand ils se mettent en tête d'écrire sur les anarchistes ou sur ceux qui leur sont proches. Pierre Miquel vient d'en rajouter une couche en donnant son aval à la thèse d'un Makhno antisémite (voir les textes de Miguel Chueca dans Le Combat syndicaliste, n° 255 de février 2003 et dans [Le Monde libertaire, n° 1313- rub1499]). Mais là n'est pas notre propos: nous souhaitons, ici, inviter celui qui pourrait encore l'ignorer à se pencher, le temps d'un livre, sur un mensonge répété à l'envi et dire que Marinus Van der Lubbe, l'incendiaire du Reichstag en 1933, n'était pas un provocateur mais un authentique militant ouvrier, partisan du communisme de conseils.

Quel intérêt de remettre au jour un acte politique, dramatique certes, du début des années 30, et geste au plus haut point symbolique, placé au coeur de l'histoire entre la terreur nazie et la calomnie stalinienne? Le lecteur distrait aurait grand tort de négliger les Carnets de route de Marinus Van der Lubbe, qui incendia le Reichstag le 27 février 1933 et fut décapité le 10 janvier 1934 à Leipzig.

Il n'est pas de notre goût de critiquer l'inutilité de cette action passée ou d'exprimer notre sympathie réelle pour Marinus. Depuis longtemps, il me semble qu'il faut assumer notre histoire libertaire comme un tout, ce qui ne doit en rien nous empêcher d'imaginer d'autres modes d'action plus en cohérence avec nos buts.

D'ailleurs, même Pannekoek, théoricien du communisme des conseils, s'est interrogé sur la pertinence de « l'acte personnel ». « Peut-il être un signal, un coup de pouce qui met en mouvement cet immense combat par un exemple radical? » Pour lui, la conception de l'acte exemplaire se rattache encore à une conception bourgeoise du chef, « du chef qui se désigne lui-même et qui par son action entraîne les masses passives » (p. 73).

Les anarchistes, en revisitant les textes de ces communistes-là, ne perdraient pas leur temps: on ne me fera pas croire que notre Bible est close et qu'il ne faut pas relire les apocryphes.

Yves Pages et Charles Reeve qui présentent l'ouvrage ont pris grand soin de replacer le geste de Marinus, qui se voulait une protestation, dans la période triomphale de la montée électorale du nazisme. Ainsi, d'abord, nous tracent-ils à grandes lignes ce que fut le socialisme hollandais (Marinus naquit à Leyde) marqué par la personnalité libertaire de Domela Nieuwenhuis. Par ailleurs, sont détaillées les contradictions de la politique des bolcheviques russes et les complicités avérées des sociaux-démocrates allemands.

Par un acte de violence individuel, contre un bâtiment déjà investi par les nazis (Hitler est nommé chancelier du Reich le 30 janvier 1933), Marinus avait pour ambition de réveiller un mouvement ouvrier en totale léthargie, divisé qu'il était par les mots d'ordre contradictoires de la direction communiste et anesthésié par la passivité de la social-démocratie. Les militants « conseillistes », en 1932, prônaient quant à eux des « actions minoritaires, violentes ou non, censées radicaliser la lutte de classe » (p. 51).

Au lieu de l'« étincelle qui peut causer l'explosion », pour rallumer les énergies, le geste de Marinus servit de prétexte à la répression, et plusieurs milliers de militants et de permanents communistes (et autres) furent arrêtés et conduits dans les locaux des Sections d'assaut alors que la farce électorale continuait sans eux.

Si, d'un côté, Manuilsky, à la 11e session du comité exécutif du Komintern, déclarait: « Dans le but de décevoir les masses, les sociaux-démocrates proclament délibérément que l'ennemi principal de la classe ouvrière est le fascisme. Il n'est pas vrai que le fascisme de type hitlérien représente l'ennemi principal. » Jan Valtin, autre communiste de parti, décrit dans son Sans patrie ni frontière la valse-hésitation entre « la collaboration directe avec les mouvements hitlériens et l'embuscade meurtrière contre les détachements isolés de SS » (p. 278).

D'un autre côté, on aura grand-peine à comprendre, à admettre, l'immobilisme du parti social-démocrate si on a oublié qu'il « avait conquis le pouvoir en 1919 en s'alliant avec le complexe militaro-industriel » (p. 279) pour écraser dans le sang les différentes républiques de conseils.

Cette division fratricide de la classe ouvrière, privée de la moindre espérance, explique simplement sa résignation profonde, et les allumettes de Marinus se sont révélées un bien dérisoire remède.

Mais le projet des auteurs est aussi de combler un gouffre d'ignorance, orchestré autant à gauche qu'à droite, et de dire les mensonges des propagandes nazies, staliniennes et social-démocrates, associées de fait. Surtout, il s'agit de rendre sa vérité à un militant communiste intègre, opposé à la ligne officielle des communistes de parti, à un homme qui défendait au contraire l'autonomie et l'auto-organisation des luttes et la spontanéité.

Cette vérité aurait très tôt pu être dévoilée: le comité hollandais de défense de Marinus publia dès après son exécution les divers écrits de l'incendiaire dans un Livre rouge qui ne trouva jamais d'éditeur en langue française. Seul André Prudhommeaux en publia des extraits dans la Revue anarchiste.

André
groupe de Montreuil[[< Marinus Van der Lubbe,
Carnets de route de l'incendiaire du Reichstag,