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par Fred le 15 janvier 2014

NOVLANGUE : tyrannie de l’euphémisme et domination "douce"

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EXTRAIT DU MONDE LIBERTAIRE HORS SÉRIE N°53 : LES NOUVEAUX VISAGES DE L’AUTORITÉ

La novlangue, entendue comme système de coercition, n’a en réalité de neuve que le nom.
A travers l’Histoire, la volonté de dominer les populations par le biais d’un lexique, d’une syntaxe, d’une grammaire nouvelle ne s’est jamais démentie. A l’époque contemporaine, la nouveauté est qu’elle s’impose de façon moins brutale, plus insidieuse.
Distillant ses néologismes, distribuant de nouvelles affectations aux mots anciens, la novlangue se veut "soft", lisse, basée sur le consentement collectif... à l’image du capitalisme dont elle est la langue officielle.





À l’origine, la novlangue ("newspeak") est le langage parlé dans le roman de Georges Orwell, 1984. Dans ce récit, son principe est de diminuer le nombre de mots, d’en fusionner certains, de procéder à une simplification lexicale et syntaxique de grande ampleur, de sorte que les concepts permettant de réfléchir soient réduits à néant et que les foules, rendues stupides, soient aisément manipulables. Pure fiction ? Rien n’est moins certain. Dans un ouvrage de référence1, Eric Hazan démontre que nous ne subissons rien moins qu’une tyrannie sémantique, imprégnant les esprits tout autant que les cœurs. Des "réformes", terme bateau désignant l’ensemble des reculs en matière de droits sociaux, aux "couches modestes" appelées en d’autres temps les pauvres, un vaste champ lexical visant à renforcer les pouvoirs politiques, médiatiques et économiques se trouve désormais partagé, comme autant d’évidences, par l’immense majorité de la population.

Ses armes de prédilection : l’euphémisme ou, à contrario, l’exagération à outrance. Selon les cas de figure seront utilisés l’un ou l’autre : on parlera de "mouvements sociaux" pour éviter de parler de révoltes, mais un simple feu de poubelle suffira à désigner son auteur comme un "casseur", livré à la vindicte populaire, voire militante. Dans le même ordre d’idée, le terme de vidéosurveillance est en voie de disparition au profit de celui de "vidéoprotection". L’objectif, dans tous les cas, demeure le même : gommer les litiges, les frictions, les oppositions radicales, au profit d’un consensus mou entendu comme seul horizon d’une société fantasmée, soi-disant apaisée, débarrassée des oripeaux de "l’autre siècle". Lutte des classes, rapport dominés/dominants, prolétariat, révolution… autant de dénominations prétendument disqualifiées, entendues comme dépassées. Celles et ceux qui se risqueraient à en user encore seront vus comme autant de ringards, has-been définitifs, quand bien même leur discours découlerait d’une observation de ce qui se produit, quotidiennement, sous leurs yeux. Seront pareillement disqualifiés ceux refusant de faire allégeance à la démocratie dite de représentation et à son discours "civique" (« abstention, piège à cons », titrait il y a quelques années le journal Libération, en un retournement sémantique qui, au regard de l’histoire propre à ce quotidien, a valeur d’allégeance mollassonne et facile au consensus mou qui règne lors des élections.) Enfin, seront voués aux gémonies les rebelles au travail, à la litanie médiatique et publicitaire liée aux "valeurs actuelles", réussite professionnelle, revenus confortables, famille formidable… Les exemples ne manquent pas de formules simplifiées à outrance, évidences préfabriquées. Ainsi la grève n’est plus que "grogne", impliquant la "prise en otage" de braves usagers, tandis que les salariés ont glissé vers le statut de "collaborateurs". Dans le même temps, le patronat accède au titre glorieux de "forces vives de la nation" (les travailleurs, les producteurs, en seraient donc les forces amorphes ?), et les syndicats à celui de "partenaires sociaux". Et très logiquement, ces glissement sémantiques mènent rapidement à des glissements comportementaux : depuis qu’ils sont partenaires sociaux, les syndicats sont effectivement littéralement devenus partenaires (voire complices) du patronat dans la gestion sociale de l’entreprise, et non plus défenseurs des travailleurs. La sémantique, induisant une nouvelle compréhension de la fonction, en modifie le contenu.




Les médias, fidèles relais des fournisseurs d’idées toutes faites, pour leur part nous bombardent à la moindre occasion de "valeurs universelles" jamais clairement définies (et pour cause), de "lutte antiterroriste", même quand celle-ci consiste à réveiller à l’aube les épiciers de Tarnac. En l’espace de trois années, les campements Roms se sont vus par ces mêmes médias rétrogradés au rang de "bidonvilles", et les bénéficiaires des minima sociaux à celui "d’assistés". Quant à l’armée française, loin de mener une guerre au Mali, elle s’y trouve engagée dans une "intervention militaire"… Pas de guerre, pas de morts : air connu.

Dans ce vaste chantier de rénovation/appauvrissement du langage, chacun trouvera ses propres exemples, en se contentant de tendre un peu finement l’oreille. Ne nous y trompons pas : aucun domaine n’échappe à ce travail de sape. Dans la sphère militante, gangrenée comme les autres par la pratique néologique, d’aucuns se déclarent désormais "rupturistes" plutôt que révolutionnaires, émergent, ici ou là, de ces "micro-résistances" qui n’ont de résistance que le nom mais qui, effectivement, paraissent tout à fait "micro". On se définira comme "libertaire" plutôt que comme anarchiste, de manière à embrasser les aspects culturels de cette mouvance, et d’en laisser de côté le projet politique, économique. Dès lors, on ne s’étonnera pas de voir les rejetons de la bourgeoisie investir ces espaces permettant de s’encanailler (pour un temps) sans risque d’être confrontés à une critique, trop radicale, des mécanismes régissant une société basée sur la domination exercée par leurs pairs. 

Comment cette novlangue fonctionne-t-elle, selon quelles modalités ? D’après Eric Hazan, « la relation incestueuse avec la publicité contribue à faire de la LQR [ndlr : la langue de la domination] un instrument d’émotion programmée, une langue d’impulsion comme on dit "achat d’impulsion"»2 L’évidence d’une mainmise du langage publicitaire sur le monde politique, médiatique et économique n’est plus à démontrer. Cette industrie de l’euphémisme, de "l’in-sensé", de la déréalisation, est parvenue à épuiser, à vider de l’intérieur discours et postures jugées trop dangereuses pour le pouvoir. Certains ressorts inconscients sont ici activés : la novlangue se nourrit de nos peurs, nous renvoyant sans cesse à d’archaïques croyances, de sorte que l’esprit critique se dispose à rendre les armes. Toujours selon Eric Hazan, elle serait, entre autre, en charge de nous convaincre « que l’oligarchie médiatico-politico-financière qui régit ce pays n’est pas seulement "rigoureuse", "déterminée", "inflexible", mais qu’elle est aussi "à l’écoute", "soucieuse de solidarité", "proche du terrain"… Bref, que le bon papa collectif qui règne sur la grande cité pacifiée est non seulement sévère mais aussi proche de nous et même affectueux. »3  Aussi la langue parlée par le "bon papa collectif", sa Bonne Parole, pensée pour être compréhensible et reprise par le plus grand nombre, jouera à plein sur l’affect, sur la dimension pratiquement psychanalytique de la dépendance au père (ne sommes-nous pas tous les enfants de ce "brave papa" ?)

Dans l’ordre des croyances archaïques desquelles la novlangue tire sa force, l’une des plus opérationnelles est celle du complot. Du superpouvoir occulte chargé d’organiser, lors de réunions secrètes, cette mainmise sur nos lexiques. Non seulement cette explication a le mérite de la simplicité, mais surtout elle nous dédouane de toute responsabilité. Niant la dimension du consentement collectif, elle fait de nous des victimes, et non plus les acteurs de son expansion. Évidemment, rien n’est plus faux. Le complot n’est qu’un mythe, doublé d’un leurre. On a vu que la novlangue repose non sur l’imposition, l’injonction, mais sur le consentement global de celles et ceux qu’elle manipule. Elle infuse, lentement mais sûrement dans notre quotidien, bénéficiant de relais nombreux mais dont l’action seraient voués à l’échec s’ils ne savaient compter sur notre complicité plus ou moins consciente. Bien entendu la novlangue a ses chauds partisans, celles et ceux pour qui sa large propagation est une des conditions du maintien du statu-quo et donc, une garantie de leur position dominante : ils sont quelques milliers, personnel politique, journalistes, publicitaires, économistes, grands patrons, professeurs d’universités… Leur audience est à la hauteur de leur docilité : sans limite. Ils ne sauraient cependant assurer à eux-seuls le succès de la langue de la domination, succès plus sûrement assuré par ses possibilités de dissémination et contamination (largement renforcées par les nouveaux médias, au premier rang desquels le net), et nos dispositions à la facilité, au simple, au prémâché. Les usurpateurs, voleurs de sens, ont besoin de notre concours. Et c’est peu dire qu’on le leur accorde.

 Apparaissent cependant, ici ou là, de belles résistances. Dans la presse alternative, dans l’édition, sur le net même, d’aucun.es s’attachent à analyser, dénoncer cette tentative d’emprise lexicale dont on a vu pourtant qu’elle a largement prospéré. A côté du livre d’Eric Hazan4, on trouvera celui de Normand Baillargeon5, lequel fournit les clefs (en vérité, tout un trousseau !) autorisant le décryptage et permettant de repérer les multiples pièges tendus par la novlangue. On connait par ailleurs le travail de Noam Chomsky, linguiste, philosophe, anarchiste, qui mène depuis plus de cinquante ans une critique radicale des mass medias. On s’y référera avec bonheur, si nous souhaitons au moins saisir la nature de notre asservissement. Mais le plus important reste bien entendu notre propre disposition à la critique, à l’analyse, notre capacité à déceler, au quotidien, l’expression de cette novlangue. L’une des qualités de l’exercice, et non des moindres, est son indéniable propension à déclencher le rire : une fois décodées, certaines expressions ou tournures se révèlent en effet à ce point absurdes et grossières qu’elles en deviennent fatalement comiques. Le rire est de notre côté : c’est une arme de premier choix !
PAR : Fred
Groupe Saint-Ouen 93
Fédération Anarchiste
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1

le 9 avril 2016 02:38:40 par Marcus Pedroza

Cet article c’est plus intéressant. Merci.

2

le 9 avril 2016 14:56:09 par CRML

Merci Marcus pour ton commentaire : )

3

le 23 octobre 2016 17:55:48 par Maxime

Article agréable à lire et synthétisant bien la question sans en réduire la portée. Un bémol critique concernant le terme libertaire qui serait un édulcorant culturel du projet politique anarchiste. Or, je pense personnellement que les idéologies révolutionnaires du siècle précédent ont connu leus épidodes glorieux et inspirants mis ont aassez largement montré leur impuissance à écrire une nouvelle histoire. Elles divisent plus qu’elles ne rassemblent. Elles furent incapables d’enflammer suffisamment de monde pour que le système capitaliste et sa fausse démocratie soient jetés aux oubliettes de l’histoire. La révolution sociale ne se fera pas sans révolution de nos imaginaires. Sous peine de radoter l’histoire de quelques moments d’espoir concret au milieu d’une longue histoire de la domination de la marchandise, de l’humiliation culturelle et spirituelle et de l’impuissance politique. Que faire des mots en ...isme sans renoncer à la révolution totale ?